Elisa Haberer / OnP

Opéra

Nouveau

De la maison des morts

Leoš Janáček

Opéra Bastille

du 18 novembre au 02 décembre 2017

De la maison des morts

Opéra Bastille - du 18 novembre au 02 décembre 2017

Synopsis

Concentrant les récits de vie que Dostoïevski relate dans ses Carnets de la maison morte – souvenirs du bagne en Silésie –, Janáček compose un opéra empli par la brûlure de l’envie et du désir. La contagion de la sauvagerie, la cruauté, la brutalité y sont exacerbées par les murs du pénitencier. Mais au cœur des parois de béton jaillissent la tendresse des hommes, leurs paroles devant un oiseau blessé, la multiplicité de leurs histoires, la singularité de leurs monologues. Débarrassée de tout artifice, la musique de Janáček offre avant tout, selon les mots de Kundera, de « s’approcher radicalement du réel ». Avec cette production, créée aux Wiener Festwochen en 2007, l’Opéra de Paris rend hommage à Patrice Chéreau.

Durée :

Langue : Tchèque

Surtitrage : Français / Anglais

Artistes

Opéra en trois actes

D’après Feodor Mikhaïlovitch Dostoïevski , Souvenirs de la maison des morts

Équipe artistique

Distribution

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Production des Wiener Festwochen, Vienne, coproduction avec le Holland festival, Amsterdam, le festival d’Aix-en-Provence, the Metropolitan Opera, New York, et le teatro alla Scala, Milan

Galerie médias

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© Elisa Haberer

Ressusciter De la maison des morts

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Entretien avec Peter McClintock

05 min

Ressusciter De la maison des morts

Par Simon Hatab, Lison Noël

Ancien assistant de Patrice Chéreau, il revient à Peter McClintock de faire revivre De la maison des morts dans cette production mythique de l’opéra de Janáček, après la disparition de son metteur en scène. Nous l’avons rencontré avant le début des répétitions à l’Opéra Bastille.


Parlez-nous de votre rencontre avec Patrice Chéreau.

J'ai rencontré Patrice en 2006. Il était venu à New York alors qu'il préparait De la maison des morts. Il cherchait un assistant qui pourrait travailler avec lui en vue de la Première aux Wiener Festwochen en 2007 et pour toutes les reprises. J’admirais son travail depuis longtemps, depuis que j'avais découvert son Ring à Bayreuth en 1976. J’aimais également ses films. Il a fait passer des entretiens à une poignée de candidats avant de me choisir. Je ne sais pas pourquoi, ce jour-là, son choix s’est arrêté sur moi, mais je peux affirmer que ce fut la collaboration la plus passionnante que j'ai eue au cours de ma carrière avec un metteur en scène d'opéra.


On sait à quel point Patrice Chéreau se consacrait à l’opéra avec parcimonie, à quel point il choisissait minutieusement les ouvrages du répertoire qu’il mettait en scène. Qu’est-ce qui l’a décidé à dire « oui » à De la maison des morts ?

Il m'a lui-même expliqué que, lorsque Stéphane Lissner lui a proposé l’ouvrage, la participation de Pierre Boulez au projet avait été déterminante. Patrice et Pierre avaient une fabuleuse relation de travail. Patrice partageait sa connaissance de l'analyse du texte avec Pierre et Pierre partageait son incroyable analyse de la musique avec Patrice.


Patrice Chéreau avait un rapport intime à Dostoïevski. Peu de temps avant De la Maison des morts, il a lu Carnets du sous-sol sur la scène des Bouffes du Nord. Dostoïevski était-il présent dans votre réflexion ?

Patrice avait toujours un exemplaire du roman avec lui. Il le lisait et le relisait pour essayer de creuser cette matière originelle. Ce que je trouvais extraordinaire en travaillant avec lui, c'était son dévouement absolu au texte. Inlassablement, il y cherchait des indices, des réponses. Quand il butait sur un problème de mise en scène, quand il ne savait pas comment aborder une scène, son réflexe était toujours de se tourner vers le texte. Tout le livret de l’opéra était une réduction de l’œuvre originelle, sauf trois ou quatre phrases. Patrice revenait sans cesse à Dostoïevski pour comprendre les choix qu’avait fait le compositeur. Il parlait lui-même du livret de Janáček comme d'un collage des différents épisodes du roman que Janáček avait mis dans un autre ordre. Il sentait qu'il devait particulièrement travailler sur la construction des transitions, non seulement d'une scène à une autre, mais d'un acte à l'autre. Il a tout particulièrement travaillé l’histoire de Goriantchikov et Alieia, dont il souhaitait qu’elle soit complètement explorée. C'était son génie.


Patrice Chéreau et Pierre Boulez en répétition pour De la maison des morts de Leoš Janáček  au Theater an der Wien, 2007
Patrice Chéreau et Pierre Boulez en répétition pour De la maison des morts de Leoš Janáček au Theater an der Wien, 2007 © Ros Ribas

L’une des particularités de la mise en scène est la présence de seize comédiens sur le plateau qui font vivre l’espace de la prison…

Il était très important pour Patrice que ce groupe de seize acteurs ne se distingue pas des chanteurs. Il voulait que le public ne puisse pas les différencier visuellement. Les solistes, les chœurs, les acteurs et les figurants - tous devaient faire partie de la même population carcérale. Il travaillait les scènes avec un grand souci du détail. Il discutait énormément avec les chanteurs afin de rendre leur jeu le plus « vrai » possible.


Comment le spectacle a-t-il évolué au fil des reprises ?

La mise en scène a évolué en fonction des chanteurs. Patrice avait à cœur d'utiliser leur personnalité pour construire les rôles. Il voulait toujours améliorer le spectacle, en particulier le début de l'acte III, le tableau dans lequel Goriantchikov veille Alieïa, censé se passer à l’infirmerie. Lors de la création viennoise, ce passage était différent de ce qu'il est devenu par la suite. Lorsque nous avons commencé les répétitions au Metropolitan Opera en 2009, deux ans après la Première, il a beaucoup cherché pour préciser cet espace.


Comment appréhende-t-on une reprise après la disparition de son metteur en scène ?

Quand De la maison des morts a été rejoué à Berlin, il y a trois ans, c'était la première fois depuis la disparition de Patrice que nous reprenions la production. Nous avions l'impression qu'il était là, quelque part. À chaque fois que nous évoquions l’une de ses idées, son travail titanesque, ses analyses profondes, nous sentions sa présence. D’ailleurs, la plupart des artistes présents sur cette reprise ont travaillé avec Patrice : 16 parmi les 19 chanteurs et la totalité des comédiens. C'est une sensation incroyable, merveilleuse que de contribuer à garder son esprit vivant.

Podcast De la maison des morts

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"Dansez ! Chantez ! 7 minutes à l’Opéra de Paris" - en partenariat avec France Musique

07 min

Podcast De la maison des morts

Par Judith Chaine, France Musique

  • En partenariat avec France Musique

Avec « Dansez ! Chantez ! 7 minutes à l’Opéra de Paris », nous vous proposons des incursions originales dans la programmation de la saison à la faveur d’émissions produites par France Musique et l’Opéra national de Paris. Pour chacune des productions d’opéra et de ballet, Judith Chaine pour le lyrique et Stéphane Grant pour la danse, vous introduisent, avant votre passage dans nos théâtres, aux œuvres et aux artistes que vous allez découvrir.  


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© Rue des Archives/Everett

Une pure présence

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Souvenirs d’entretiens avec Patrice Chéreau

03 min

Une pure présence

Par Anne-Claire Cieutat, BANDE A PART

Alors qu’est reprise à l’Opéra Bastille De la maison des morts dans la production de Patrice Chéreau, nous avons demandé à Anne-Claire Cieutat, Rédactrice en chef du magazine de cinéma digital Bande à part, d’évoquer ses souvenirs du metteur en scène et réalisateur.

Je me souviens de ma première rencontre avec Patrice Chéreau. C’était à l’occasion de la sortie de Ceux qui m’aiment prendront le train. J’avais une vingtaine d’années, j’étais encore étudiante à Strasbourg et j’écrivais dans une revue culturelle locale, Polystyrène. Comme je lui avais dit que je devais rendre un exposé sur Koltès, qu’il avait côtoyé et mis en scène, il avait tenu à le lire et m’avait donné quelques conseils. Je n’oublierai jamais sa patience et son écoute. Par la suite, je l’ai revu à chacun de ses films, jusqu’à son tout dernier, Persécution.

Rencontrer Patrice Chéreau pour l’interviewer à la sortie de chacun de ses films était une expérience en soi, une source de réjouissance. L’homme avait une façon unique d’écouter son interlocuteur. La manière dont il vous saluait induisait ce qui allait suivre : dans la poignée de main, dans le buste tendu vers vous, comme dans son beau regard droit, quelque chose vous disait que vous alliez partager un instant de vie.

Patrice Chéreau avait toujours un carnet ouvert devant lui et un stylo posé dessus qui vous attendait. Lorsque vous vous exprimiez, en prenant soin d’introduire votre question par un prologue aux mots choisis, il prenait des notes, tel un élève. C’était surprenant et intimidant. Mais pour Patrice Chéreau, tout échange était susceptible de lui apporter un éclairage sur son travail. Vos mots, votre réflexion avaient, à ses yeux, une valeur, et c’est avec humilité qu’il les accueillait et les recueillait sur papier. Il prenait ensuite le temps d’asseoir sa réponse. Sa voix, posée, ses silences, fréquents, disaient quel soin il mettait à trouver la phrase juste en retour. Ainsi en allait-il de nos conversations, toujours fécondes pour tous deux. Car Patrice Chéreau était un homme en quête d’exactitude qui vous transmettait son goût de l’exploration.

Dans Patrice Chéreau, Pascal Greggory, une autre solitude, passionnant documentaire consacré à son travail théâtral, Stéphane Metge filme Chéreau dirigeant Pascal Greggory dans une mise en scène de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Le metteur en scène épouse les mouvements de son acteur, cherche avec lui, inlassablement, le geste, la musicalité, le rythme idoines. Lorsque vous vous entreteniez avec lui de ses films, c’était la même histoire : nous cherchions ensemble, a posteriori, quel chemin il avait voulu emprunter. Patrice Chéreau avait la délicatesse et la grâce de vous embarquer avec lui dans les méandres de sa pensée, comme on convie quelqu’un à partir en voyage. Lui seul procédait ainsi.


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© Katja Tähjä

Diriger Janáček, Stravinsky et Salonen

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Entretien avec Esa-Pekka Salonen

7:42 min

Diriger Janáček, Stravinsky et Salonen

Par Marion Mirande

Chef principal du Philharmonia Orchestra, Esa-Pekka Salonen est à la tête de l’Orchestre de l’Opéra pour De la maison des morts de Janáček dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Une production créée en 2007 à Vienne et dont il avait assuré la première américaine au Metropolitan Opera de New York en 2009 et italienne à La Scala de Milan en 2010. Au Palais Garnier, c’est en sa qualité de chef d’orchestre et de compositeur qu’il s’est récemment illustré avec le Ballet de l’Opéra. Lors des représentations mettant à l’honneur Grand Miroir, création de Saburo Teshigawara sur son Concerto pour violon, il dirigeait sa propre partition ainsi que Le Sacre du printemps et Agon de Stravinsky, dans les chorégraphies de Pina Bausch et George Balanchine. 


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© Pauline Andrieu

Dessine-moi De la maison des morts

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avec Hop'éra !

1:06 min

Dessine-moi De la maison des morts

Par Pauline Andrieu

© Elisa Haberer / OnP

Requiem pour un aigle

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Un théâtre de la liberté

11 min

Requiem pour un aigle

Par Stéphane Héaume

Condamnés aux travaux forcés, des hommes de tous âges purgent leur peine, reclus dans leurs souvenirs. Dans son opéra De la maison des morts, hommage à l’œuvre de Dostoïevski, Janáček offre aux prisonniers de chanter ces souvenirs, fixant dans des leitmotive obsédants les images d’une impossible liberté. C'est l'image de l'aigle des steppes que revisite Stéphane Héaume dans cette courte nouvelle où rôde la folie de l'enfermement.    

Pour une raison inconnue – et qui nous échappait à tous, même les plus renseignés – Morianchikov avait réussi à se faire construire une cabane, dans le fond, près du mur. Surveillée, bien sûr ; mais il avait sa petite maison, pleine de mystère, on ne pouvait pas y aller, personne ne savait très bien ce qu’il y avait dedans. Lui-même ne disait mot. La seule chose qu’il avouait, c’était que ce privilège était un privilège d’ancienneté. Cinquante ans ! Même les plus endurcis pouvaient comprendre. Il fallait voir le regard des autres, le matin, quand Morianchikov ouvrait la porte de sa cahute et la refermait. Certains disaient qu’il avait inventé une femme de chiffons, pour tromper l’inéluctable (Morianchikov avait quand même soixante-douze ans). Mais personne ne savait vraiment.

Il m’avait fait signe, un soir, tandis que les autres rentraient. Il m’avait dit : « Mon petit, toi tu es jeune, tu ne sais pas encore que tes souvenirs ne seront plus qu’une image de plus en plus floue, avec le temps, que ton enfance ne sera plus qu’une seule image figée dans l’éternité close d’ici, ta mère, ton père, oh, Alyeko, crois-moi, l’image figée sera ta seule liberté. » Je n’avais pas très bien compris. Il me dit qu’il travaillait à notre salut – notre salut à tous.

Un jour, on nous annonça qu’il y aurait une pièce de théâtre dans la cour ; cela ne s’était jamais vu, ici, entre ces murs où nous étions les seuls comédiens d’une tragédie immobile, clowns à perpétuité. C’était Morianchikov qui avait préparé le coup. Sauf que nous devions, nous aussi, d’une certaine manière, participer. C’est ainsi qu’un matin, à l’aube, juste avant les travaux ordinaires, on nous demanda de ne plus nous raser le crâne. Pendant trois mois. Les plus vieux rirent à cette plaisanterie. Moi, pour une raison inconnue, je savais qu’il se tramait quelque chose.

On n’en parlait pas. Morianchikov passait le plus clair de son temps dans sa cabane, comme s’il avait été jeté dans un minuscule espace de liberté, et certains grognaient à cette idée. Ce qui attirait notre attention, surtout, c’était le bruit qui s’échappait de la cabane. Un bruit de scierie. Morianchikov coupait u bois, c’était certain, et l’odeur des copeaux montait dans la cour, partout entre les murs, et plus haut encore, jusqu’à nos fenêtres.

Pourquoi m’avait-il choisi ? Un soir – un autre (et par un miracle que je ne m’explique pas, on m’avait laissé le retrouver) – il me fit chercher. Il n’avait rien demandé à quiconque, il s’était contenté de chanter car il chantait vraiment) mon nom, Alyeko, Alyeko, Alyeko ! Et son chant était parvenu jusqu’à moi, là-haut, par ma fenêtre, jusque dans mon sommeil noir de tous mes lendemains. On m’avait réveillé pour me conduire à lui, à la cabane, oui, j’avais été choisi.

La nuit était rouge, tassée, basse et humide ; nous redoutions l’orage. On me conduisit jusqu’à la cabane. À demi penché sur un établi, Morianchikov me regardait. Sa barbe était jaune, ses yeux agrandis par mon arrivée. Comme il rayonnait de sa présence muette, rassurante, protectrice (je n’avais jamais osé le lui dire) ! « Viens, mon Alyeko, viens, vois ce que je peux encore faire, ici, par la grâce qui m’est accordée. » Et il s’agissait bien d’une grâce, car on lui avait accordé un rabot et des planches de bois. Dans la cabane sombre malgré une petite lampe juchée sur une étagère, il y avait un lit, un miroir minuscule et surtout, au sol, une grande quantité de copeaux. Je n’eus pas à lui demander pourquoi il m’avait fait venir, ni ce qu’il faisait dans ce refuge privilégié. Il me dit très vite : « C’est un secret, je fabrique un aigle de bois pour la représentation de théâtre, il aura le premier rôle. » Je ne comprenais pas très bien. Il me demanda de ne pas poser davantage de questions, de le regarder, et il se mit à l’établi, courbé de tout son poids, soufflant un peu mais le regard heureux, à raboter de petites lamelles de bois qu’il tentait d’arrondir pour fabriquer des ailes. Je demeurai muet, selon son souhait. Et il me regardait. Ses grands yeux verts, ces yeux de vieillard au bord du grand saut, me scrutaient avec une tendresse que je n’avais pas connue depuis mon arrivée ici, une tendresse spirituelle, confiante, pleine d’espoir.

Bientôt, après plusieurs semaines, il me montra les ailes parfaitement dessinées, sculptées, légères dans le bois souple et pur – et fines, si fines, comme du papier.

Nos cheveux repoussaient, nos visages se redessinaient avec le retour de notre identité jadis confisquée. Contre toute attente, on ne nous dit rien. Chacun s’observait renaître, jour après jour, devant le petit carré de glace qui nous servait de miroir. Surtout, l’on se demandait ce qui se passait, pourquoi tant de latitude, soudain, quand notre sort depuis longtemps avait été fixé. L’annonce de la pièce de théâtre ne quittait pas nos esprits. Nous attendions. Nous avions toujours attendu. Que pouvions-nous faire d’autre ?

Plusieurs mois s’écoulèrent. Morianchikov, le visage de plus en plus bleu, me convoquait chaque mercredi dans sa cabane. « Alyeko, Alyeko, mon petit, regarde. » Et il me montrait son aigle, les yeux remplis d’une fierté qu’il ne partageait qu’avec moi. C’était un petit aigle, très vif dans la coupe mais frêle dans la composition. Morianchikov avait sans doute oublié la splendeur des rois de la steppe – l’effet de l’âge, certainement, l’acharnement, peut-être, la tristesse, surtout. Le bec de l’aigle était fin, inoffensif. Avec un système de charnières minuscules, Morianchikov avait réussi à assembler le corps, la tête, les ailes et les serres de façon très habile, si bien que son petit aigle était tout à fait articulé, souple, un jouet pour enfant. « Alyeko, Alyeko, touche-le, caresse-le, me disait-il. Il est notre salut. » Et il me prenait dans ses bras avant que la porte de la cabane ne s’ouvre et que l’on vienne me chercher pour me raccompagner. La nuit, je pensais à lui, à l’aigle, aux copeaux de bois, et me disais que cet homme-là, au moins, créait quelque chose dans cette vie si vide et sans établi.

Puis, un matin, quelqu’un vint nous couper les cheveux. Personne ne comprenait. Nos cheveux ressemblaient à des cheveux d’ange depuis tout ce temps, fins, longs mais fragiles, et cela faisait la fierté de certains. Dix centimètres, cela compte beaucoup dans le cours d’une réclusion éternelle. Mais n nous les coupa. Sans explication.

Notre semblant de liberté avait pris fin, laissant la place à l’incompréhension. On s’observait. On se jaugeait. Le soupçon était partout. Qui avait été à l’origine de cette initiative ?

Puis, coup de tonnerre merveilleux, on annonça la pièce de théâtre, dans la cour, ce serait pour le lendemain soir. Depuis longtemps le vieux Morianchikov ne m’avait pas fait demander et j’en souffrais ; il me manquait, je n’osais pas en parler autour de moi. Serait-il là pour la représentation ?

On nous convoqua tous, un soir, dans la cour, crâne rasé désormais, devant la cabane de Morianchikov dont les portes étaient grandes ouvertes. Il n’y avait pas de vent, la lune avait disparu. Nous dûmes nous asseoir à même le sol. Tout était noir. On ne distinguait même pas les profondeurs de la cabane – que tant de monde aurait voulu voir. Le silence dura longtemps, comme cela, dans la fausse chaleur des hommes serrés et la transpiration du jour après les travaux quotidiens, mais il y avait quelque chose de si soudain, de si nouveau que le calme régnait, les vieilles querelles s’étaient éteintes d’elles-mêmes dans l’enceinte du théâtre improvisé.

Puis, du fond de la cabane, une lueur grandit. C’était une bougie, on devinait un établi installé devant la cahute et, au-dessus, comme un drap dressé de part et d’autre, tenu par des rondins de bois, un grand drap blanc éclairé par derrière, par la bougie qui montait du fond de la bicoque. Tous les regards étaient tournés vers cette lueur grandissante, car elle s’approchait du drap – et bien sûr tout le monde savait que c’était Morianchikov, derrière, qui animait les ombres. Alors, au-dessus du drap dressé comme une voile, nous vîmes une forme monter dans la demi-pénombre. Je reconnus l’aigle. L’aigle tout entier, assemblé avec tout l’amour que lui avait porté Morianchikov. Et bientôt tout le monde, dans la cour, comprit que c’était un aigle, car la bougie l’éclairait de profil à présent, par la magie des mains de Morianchikov. Il y eut des premières acclamations, faibles, qui étaient des acclamations de bonheur car c’était là une belle illusion que nous n’attendions plus. Il y eut quelques bruits de chaînes car certains, les plus rebelles, n’avaient pas été désentravés. Et après quelques minutes, l’aigle s’étant montré sous tous ses profils, mais toujours au ras du drap, Morianchikov entonna une chanson que nous connaissions tous, un chant qui n’appartenait qu’à nous, le chant des chaînes, justement, le chant de la liberté retenue entre les murs.

Alors il se passa ceci que je n’oublierai jamais : la lueur de la bougie vint éclairer l’aigle par-dessous, et l’aigle, par la magie des mains de Morianchikov, l’aigle soudain se mit à se soulever un peu au-dessus du drap, le ventre caressé par la lumière de la flamme. Mais ce qui soudain ne nous apparut pas comme une évidence nous terrassa de joie. Morianchikov avait accroché aux serres de l’aigle des ribambelles de cheveux, nos cheveux, qui faisaient comme des lianes aériennes et qu’il venait d’enflammer. La lueur de la bougie était maintenant énorme, elle prenait tout dans son auréole : la cabane, l’aigle, nos cheveux qui tremblaient d’un feu ardent sous le ventre de l’aigle devenu léger, majestueux, et que les mains de Morianchikov lâchèrent bientôt pour le libérer. Et l’aigle soudain s’éleva dans les airs, maladroitement d’abord, incertain, puis sûr de sa trajectoire, d’un seul élan, porté par nos cheveux qui se consumaient pour mieux nous entraîner vers notre liberté, instant majestueux, grâce inespérée.

Je me levai d’un bond, quittai mes semblables et me précipitai vers Morianchikov, le prenant dans mes bras. « Cher, cher enfant ! », me dit-il.

Mais soudain nous fûmes séparés, ce fut brutal. On l’emmena tandis qu’il avait levé les bras au ciel et criait « La vie ! », en montrant l’aigle toujours plus haut dans le ciel. Il résistait. L’aigle montait encore dans un filet de lumière, nos cheveux s’étaient mêlés au firmament et tous les prisonniers exultaient, « L’aigle est tsar ! L’aigle est tsar ! Chère, chère liberté ! La vie recommence ! »

Puis il y eut un coup de feu et Morianchikov s’écroula sur le sol.

On entendit le bruit des chaînes, on rentra dans nos cellules, au début sans rien dire tandis que des gardes fermaient la cabane de Morianchikov, puis on se mit à chanter, bouche fermée, longue plainte emmurée, on se mit à chanter le chant des chaînes. Pour nous, pour l’aigle, pour Morianchikov.

Et ce soir, pendant que je pense à cette histoire, cette histoire vieille de trente ans, je crois que je vais la raconter tout à l’heure, à mi-voix, dans la cour, avec mes compagnons – ceux qui ne se sont pas encore endormis. Cette histoire, c’était hier ; et demain, tout recommence. Le temps efface tout. La fête est terminée. Demain, c’est de nouveau un jour ouvrable, c’est de nouveau la corvée… Je regarde mes camarades allongés, leur visage blême, leur couche misérable, leur nudité et leur misère étalées. Voilà la réalité. Je sais que je resterai ici pour toujours, alors, oui, je vais leur raconter l’histoire de l’aigle. Pour survivre. Pour tenir. Pour exister encore un peu. Ici, nous n’existons que par les histoires.

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Dans les deux théâtres, des places à tarifs réduits sont vendues aux guichets à partir de 30 minutes avant la représentation :

  • Places à 35 € pour les moins de 28 ans, demandeurs d’emploi (avec justificatif de moins de trois mois) et seniors de plus de 65 ans non imposables (avec justificatif de non-imposition de l’année en cours)
  • Places à 70 € pour les seniors de plus de 65 ans

Retrouvez les univers de l’opéra et du ballet dans les boutiques de l’Opéra national de Paris. Vous pourrez vous y procurer les programmes des spectacles, des livres, des enregistrements, mais aussi une large gamme de papeterie, vêtements et accessoires de mode, des bijoux et objets décoratifs, ainsi que le miel de l’Opéra.

À l’Opéra Bastille
  • Ouverture une heure avant le début et jusqu’à la fin des représentations
  • Accessible depuis les espaces publics du théâtre
  • Renseignements 01 40 01 17 82

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