Vous concevez pour la première fois les costumes d’un opéra. Etait-ce un désir de longue date ?
Gareth Pugh : J’ai depuis toujours un attrait pour la scène. Âgé de quatorze à seize ans, chaque été pendant les vacances scolaires, j’ai suivi des stages de créateur-costumes aux ateliers du National Youth Theatre à Londres. Ce n’était pas exactement ma première expérience en design de mode, dans la mesure où il s’agissait davantage de contribuer à la vision d’un autre plutôt que de concevoir les costumes soi-même. Ce n’est pas avant mon entrée au Central Saint Martins College que j’ai commencé à faire du stylisme mais mon éducation théâtrale a indéniablement marqué mes années de formation.
Comment cette initiation adolescente au théâtre a-t-elle influencé votre travail ?
De nombreux artistes du show business portent vos vêtements : Kylie Minogue, Lady Gaga, Rihanna, etc. La superstar Beyoncé Knowles a déclaré se sentir pleinement capable d’incarner son alter-ego scénique Sacha Fierce en portant vos créations. Pensez-vous que ce soit dû à la forte théâtralité de votre esthétique ?
Comment avez-vous rencontré Thomas Jolly et rejoint l’équipe artistique d’Eliogabalo ?
Qu’est-ce qui vous a convaincu de participer à ce projet ?
G. P. : Je suis fasciné par l’opéra et le ballet parce qu’à mes yeux ces deux formes d’art représentent des phénomènes de la nature. Ce dont sont capables les danseurs classiques avec leur corps et les chanteurs d’opéra avec leur voix est simplement incroyable. La manière dont ils expriment des émotions est si singulière à leur forme d’art que c’est un privilège d’y participer. Alors que ma collaboration au projet était encore en discussion, un ami m’a suggéré de lire le récit à la première personne d’Antonin Artaud sur la vie du jeune empereur, Héliogabale ou l’anarchiste couronné. Depuis, j’emmène le livre partout avec moi. J’ai trouvé l’histoire absolument captivante et pensé qu’elle avait beaucoup de résonances contemporaines.
Le concept de chaos était-il au centre de votre compréhension de l’œuvre ?
Pour les costumes d’Eliogabalo, avez-vous été inspiré davantage par l’époque baroque de la composition de l’opéra ou par l’Antiquité romaine dans lequel il est ancré ?
Avez-vous également voulu mettre l’accent sur l’ambiguïté sexuelle d’Eliogabalo ?
Dans l’opéra, non seulement la frontière entre les sexes est trouble mais aussi la frontière entre les hommes et les dieux…
G. P. : Tout à fait. Une autre idée importante qui transparait dans les costumes est le fait qu’Eliogabalo est un dieu-soleil autoproclamé. Étant britannique, la reine Elizabeth Ire me vient à l’esprit. Elle avait l’habitude de se peindre le visage et de porter des tenues austères, se présentant comme une divinité sur terre pour appuyer sa domination. J’ai travaillé avec la Royal Gallery à Londres à l’occasion d’une exposition sur Elizabeth Ire; ils étaient les pionniers du power dressing, une version historique de Thierry Mugler ! Les silhouettes triangulaires de la période des Tudors ont été une source d’inspiration importante pour les costumes d’Eliogabalo. Il suffit de regarder la Tour Eiffel pour comprendre l’importance des triangles. Ils sont la forme la plus forte en physique par exemple. La façon dont une silhouette triangulaire dirige toute l’attention sur le visage et tend vers le ciel – donc vers les dieux – créé une impression de pouvoir et d’être intouchable. Mais les gens finissent par voir au-delà des apparences. Et très justement, le livret situe la scène de la chute d’Eliogabalo au moment où il se baigne. C’est lorsqu’il est le moins habillé qu’il est le plus vulnérable. Le spectacle se termine sur l’image d’Eliogabalo qui ressort d’un bassin le corps recouvert d’or, avant d’être tué. Comme s’il s’était lui-même condamné en voulant devenir immortel.
Avez-vous collaboré étroitement avec Thomas Jolly pour la conception des costumes ? Quelle part de liberté vous était attribuée ?
Comment décririez-vous le processus de création pour une institution comme l’Opéra de Paris ?
G. P. : Ce fût une expérience incroyable. Pour le ballet de McGregor, on me donnait des mannequins et je travaillais très près du corps. Avec Eliogabalo, le processus a été très différent. Le travail a été réparti entre mon studio à Londres et l’Opéra. Nous avions imaginé les modèles et il s’agissait dans les ateliers de déterminer la meilleure manière de les concrétiser. Bien entendu, il y a eu des limites, par respect des interprètes. Il n’était pas question d’utiliser certains accessoires, qui sont ma marque de fabrique, comme les masques. Nous poussions les créations aussi loin que nous le pouvions tout en nous assurant qu’il soit facile d’évoluer avec sur scène. Les costumes ne sont pas tous extravagants ou percutants. On prend en compte les interprètes en priorité et ce qui doit se passer sur scène. Les premières répétitions informent nos choix. Par exemple, nous avions créé d’imposantes manches pour la scène des gladiateurs, mais nous les avons adaptés à la chorégraphie par la suite. Lors des défilés, mes filles et mes garçons ont juste à marcher le long du podium ; ici, c’est un peu plus complexe ! (Rires) Mais qu’on ne se méprenne pas : les contraintes stimulent l’imagination. Et le personnel des ateliers est très talentueux, avec des doigts de fée. Ce fut un privilège de faire partie de cette aventure.
Comment votre collaboration avec des artistes invités à l’Opéra de Paris nourrit-elle votre travail personnel ?
G. P. : Assez naturellement. Par exemple, j’ai eu la chance de rencontrer Marie-Agnès Gillot l’année dernière grâce à Wayne McGregor et nous avons développé une amitié artistique. Elle a une personnalité formidable, je lui ai demandé d’inaugurer ma dernière collection. Comme je l’ai dit, elle était centrée sur une puissante figure féminine donc Marie-Agnès était parfaite pour l’emploi. L’industrie de la mode peut être assez cynique, donc quelqu’un comme elle, si curieuse et prête à se dépasser, m’inspire beaucoup. J’ai le sentiment d’appartenir davantage à ce monde-là. En ce qui concerne ma prochaine collection, comme je n’avais jamais conçu de costumes pour un opéra, j’ai abordé ce travail comme une collection à part entière. Ainsi, il y a beaucoup de modèles destinés à l’opéra qui sont repris et adaptés pour le défilé. Les costumes d’Eliogabalo et ma prochaine collection se croisent et se complètent, tout en restant des entités différentes. Mon défilé à la Fashion Week de Londres débute exactement 24 heures après la première de l’opéra ! Cela va être un véritable casse-tête logistique de me ramener à Londres à temps et prêt pour le défilé mais le défi est excitant !