En tant que compositeur, quel rapport entretenez-vous avec la langue française chantée ?
Michael Jarrell : Complexe. Lorsqu’en 1994, j’ai créé mon opéra Cassandre, j’avais décidé que le rôle principal serait parlé. Chaque fois que les mots d’un livret se présentent à moi, je me demande comment les faire chanter. Pour moi la règle de base en français est que la dernière syllabe est celle accentuée. Or, cette règle ne fait pas l’unanimité. J’en discutais avec un musicologue qui me contredisait. En réalité, cette règle d’accentuation paraît flottante, contrairement à l’allemand ou à l’anglais, par exemple. Le français a quelque chose de mou, comme un chewing-gum.
À une époque, j’avais entendu de petits opéras composés sur des livrets de Georges Perec, dans une langue très quotidienne. Je les avais trouvés insupportables. Le français parlé a quelque chose de très terre-à-terre. On raconte l’action sans jamais être dans l’action. On est là pour écouter, comme à l’église. C'est pour cette raison que j'ai été attiré par un texte en alexandrins : je retrouvais dans cette langue classique une distance nécessaire pour la faire chanter. Sinon on se contente d’accompagner les mots sans éclairer leur sens d’une manière nouvelle.Les vers de Racine possèdent une musicalité très forte. Lors de la composition, cette musique de la langue entre-t-elle en tension avec la vôtre ?
M. J. : L’alexandrin impose un certain rythme. Il fallait me libérer d’une forme de répétition, du corset dont Racine habille ses mots. Je devais rendre ces vers les plus contemporains possible, les inscrire dans un présent. Avec Racine, j’avais encore cette sensation d’être en dehors de l’action, hors du moment présent. Il me fallait éloigner cette langue du « on raconte », pour entrer davantage dans l’action. Pour autant, je n’ai pas voulu casser la langue de Racine. Je pense l’avoir respectée. C’est un exercice périlleux que de s’emparer de ce monument de la langue française. Il faut s’éloigner prudemment de ce qu’a figé en Bérénice l’histoire littéraire pour offrir au public une approche nouvelle de ce texte. Une fois ce travail sur l’alexandrin réalisé, j’ai trouvé que le texte racinien laissait beaucoup de place pour accueillir la musique.
Après avoir connu une éclipse jusqu’à la fin du XIXe siècle, Bérénice est aujourd’hui l’une des tragédies de Racine les plus jouées. Avez-vous en mémoire des mises en scène qui vous auraient particulièrement marqué ?
M. J. : J’ai vu deux versions de Bérénice. La première était un film adapté par Jean-Claude Carrière avec Carole Bouquet, Gérard Depardieu et Jacques Weber. Ce film a le mérite de poser une question : comment dire l’alexandrin aujourd’hui ? Il y a un passage du film qui m’a beaucoup intéressé, lorsque Carole Bouquet dérape et sort de ses gonds. Il me semble que c’est ainsi que l’alexandrin est le plus audible. J’ai également vu une captation de la mise en scène qu’avait faite Klaus Michael Grüber de Bérénice à la Comédie-Française il y a une trentaine d’années. Il y avait une prise de position très forte par rapport à la langue. Je dois dire que le travail de Grüber a contribué à me donner envie d’écrire cet opéra.
Connaissiez-vous les chanteurs qui porteraient les rôles ?
M. J. : J’ai composé le rôle de Bérénice en pensant à Barbara Hannigan que j’avais vue dans Written on Skin et dans Pelléas et Mélisande. Quand Bérénice entre en scène, elle est assez calme, stoïque. Elle pense que tout se passe comme elle le souhaite. Lorsqu’elle découvre qu’il n’en est rien, ça devient assez acrobatique, virtuose. À la fin, tout se calme, comme si tout redevenait poussière et cendres. Quant à Bo Skovhus, j’avais déjà travaillé avec lui, pour Siegfried, nocturne, sur un texte d’Olivier Py. C’est une bête de scène. Le rôle de l’orchestre peut être de ponctuer, d’accompagner ces personnages qui luttent en permanence contre leurs sentiments qui menacent de les submerger. J’aimerais que la musique soit parfois comme une vague, un tsunami qui emporterait tout sur son passage.