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Le manège aux illusions

Entretien avec Claude Lévêque

— Par Marion Mirande

Le manège aux illusions

Après avoir réalisé pour la 3e Scène de l’Opéra Le Lac perdu, film onirique qui nous plonge dans l’univers fantasmagorique de l’institution, l’artiste Claude Lévêque pose son regard émerveillé sur les architectures du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille. À l’occasion des 350 ans de la création de l’Opéra et des 30 ans de la nouvelle salle, il crée Saturnales, un dispositif évoquant aussi bien les Poèmes saturniens de Verlaine que l’éclat lumineux de la planète Saturne, à découvrir durant toute l’année anniversaire. 

Saturnales est un des événements de l’année du double anniversaire que fête l’Opéra national de Paris. Comment est né et a mûri ce projet ?

Stéphane Lissner m’avait proposé d’intervenir sur les deux théâtres, Garnier et Bastille. En considérant ces deux bâtiments, j’ai réfléchi à un dispositif, comme je le fais lorsque je suis invité à intervenir dans un lieu d’exposition classique. En cela les Saturnales sont en accord avec mes travaux habituels. Il ne s’agit pas de faire de l’événementiel mais bien d’établir un récit qui relie deux sites esthétiquement opposés. Je me suis beaucoup questionné sur ces architectures. Pour le Palais Garnier, j’ai choisi d’intervenir sur le parcours envisagé par Charles Garnier pour le spectateur. C’est un lieu complètement magique qui, aussi loin que je me souvienne, m’a toujours fasciné.  

Le parcours que vous mentionnez était celui réservé aux abonnés, différent de celui emprunté par les spectateurs. Pouvez-vous revenir sur cette déambulation voulue par l’architecte ?

Au XIXe siècle, l’entrée de l’Opéra pour les abonnés se faisait par l’aile est, où se trouve aujourd’hui le restaurant. Ils accédaient directement à la rotonde qui précède la zone où est situé le bassin de la Pythie, sous le grand escalier. Les personnes qui visitent aujourd’hui le bâtiment en journée empruntent le même parcours, en accédant à la rotonde par l’aile symétrique, ouest. En ce sens, le visiteur de l’Opéra découvre le dispositif que j’ai conçu différemment du spectateur qui, lui, entre par la façade et gravit le grand escalier pour accéder à la salle. Je n’ai volontairement pas envisagé une signalétique qui le guide en direction de la Rotonde des abonnés. Chacun appréhendera à sa façon l’histoire écrite par le dispositif qui est donc intimement lié au lieu et à son sujet.   

Vous faites ici référence à la fabrique d’illusions que sont le théâtre et l’opéra. Or l’illusion est un thème récurrent dans vos œuvres…

Oui, j’ai beaucoup travaillé sur la lumière et ses métamorphoses. Ici, je le fais à partir d’éléments existants. Il n’est pas question d’exposer des œuvres, mais de souligner une allégorie architecturale en envisageant le Palais Garnier tel un décor et en s’interrogeant sur son échelle, ses artifices, ce qu’il a de factice… 

À quels moyens avez-vous eu recours sur ce projet ?

Dans la Rotonde des abonnés, j’ai habillé de seize anneaux en référence à ceux de Saturne – les seize globes lumineux de cet espace qui se retrouve métamorphosé par une ambiance bleue, cosmique. Dans la perspective de ce manège, le bassin de la Pythie, sous l’escalier, est cerné d’une ambiance fuchsia diffusée par les candélabres qui se reflètent dans les miroirs. Un anneau lumineux vient aussi se poser dans le bassin au pied de la statue. Une fois devant le grand escalier, le public est confronté à deux immenses pneus dorés en position haute qui donnent l’impression d’être prêts à rouler. Ces roues de tracteur évoquent pour moi la mécanique que je perçois dans l’architecture du bâtiment. Leur aspect, leur couleur, leur positionnement à cet endroit précis sont autant d’éléments qui font écho au bâtiment lui-même, à ses rythmes, sa fonctionnalité, ses fastes. C’est un lieu où l’ornement qui favorise l’irruption de la magie dans les moindres recoins, est partout. 

Les ateliers de l’Opéra ont été mis à contribution. Quel a été leur rôle ?

Le travail des ateliers* est remarquable. J’avais déjà collaboré avec eux lors de Siddhârta, le ballet d’Angelin Preljocaj pour lequel j’avais conçu la scénographie. On se comprend facilement et j’apprends beaucoup à leur contact. À l’époque, nos échanges m’avaient permis d’envisager l’espace autrement et de trouver des solutions à des questions que je me posais. Leur savoir et leur technique rendent presque tout possible. Leur travail de réalisation des pneus est très élaboré. Il s’agit de reconstitutions agrandies, de plus de deux mètres de diamètre. À partir d’un vrai pneu, un modelage puis un moulage ont été réalisés pour obtenir deux objets en résine de taille suffisamment importante pour évoquer le propos de cette architecture. Ils ont ensuite été recouverts de feuilles de cuivre et déposés sur des socles, spécialement conçus pour les accueillir.

Lorsqu’un artiste intervient in situ comme vous le faites, il se plie à un cadre architectural que l’on peut imaginer contraignant. À quelles contraintes avez-vous été confronté, et comment les avez-vous abordées ?

Chaque fois que j’interviens sur une architecture patrimoniale, je me demande comment éviter d’écraser la structure, d’en faire trop. Comment poser le dispositif légèrement et jouer avec le lieu tel qu’il est. L’exercice est délicat lorsqu’on aborde des lieux comme le Palais Garnier et l’Opéra Bastille qui sont connus de tous et ont une telle présence. Mais je ne dirais pas que c’est contraignant. Il n’y a pas de contraintes. Le seul obstacle que j’ai rencontré dans ce projet a été le veto des équipes de sécurité et des pompiers pour habiller de rouge le bassin de la Pythie, comme je le souhaitais initialement. Une atmosphère lumineuse rouge peut laisser croire à un incendie. J’ai donc dû abandonner cette couleur au profit du fuchsia qui, je dois l’admettre, s’accorde mieux avec l’environnement. Nous y avons donc gagné. 

Parlons du dispositif de l’Opéra Bastille…

Il était beaucoup plus simple pour moi d’intervenir à Garnier où tout est féerie, où tout renvoie à l’art du théâtre. L’architecture de Bastille est plus austère. J’ai dans un premier temps réfléchi à une intervention à l’intérieur, notamment dans les zones d’accès à la salle, situées derrière la façade vitrée. Mais je ne trouvais pas de solution satisfaisante. J’ai donc opté pour l’extérieur et choisi de couronner le bâtiment d’un diadème, un objet emblématique de l’univers de la danse et du ballet, que j’avais pu observer dans les ateliers de costumes et accessoires lors du tournage du Lac perdu. Il s’agit d’un dispositif spectaculaire, en écho au gigantisme de la structure qui le porte, extrêmement lumineux, calculé pour être visible de partout. Il est fait de barres en inox, pour réfléchir au maximum de chaque côté, avec des cabochons qui donnent l’impression d’être des diamants. 

En plaçant le dispositif de l’Opéra Bastille à l’extérieur, contrairement à Garnier, vous intervenez donc sur le bâtiment mais aussi sur le paysage urbain…

Les partis pris sur les deux bâtiments sont différents mais ne doivent pas être opposés. Ils constituent un même projet et sont à envisager ensemble. L’architecture de Garnier est faite pour être vécue de l’intérieur, c’est un bâtiment qui se pénètre. En cela, mon intervention est cohérente, elle invite au repli, à une certaine intimité. L’expérience de l’Opéra Bastille est plus directe. Il est érigé sur cette place symbolique, devant cette colonne et, de l’extérieur, il ne fait pas autant acte d’allégorie architecturale que le Palais Garnier. Je pouvais donc me permettre de le coiffer d’un supplément de magie. 

* Ateliers matériaux composites sculpture et peinture

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