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Construire un instrument de musique

Entretien avec l’architecte de l’Opéra Bastille

— Par Jean-François Huchet

En 1983, l’architecte uruguayen Carlos Ott était lauréat du concours international pour l’Opéra Bastille et allait imprimer sa marque au prestigieux édifice. Il revient sur les réflexions et polémiques qui ont accompagné l’entrée dans l’Histoire du nouvel Opéra.


Un Opéra n’est pas n’importe quel édifice. Il se doit d’être doté de qualités très particulières. Au moment où vous vous lancez (êtes lancé) dans le concours, est-ce que vous aviez en tête des expériences ou des modèles qui vous avaient marqué et pouvaient vous inspirer ?

Carlos Ott : Je viens d’une famille très mélomane. Elle a longtemps fabriqué des pianos en Allemagne. J’ai baigné dans la musique pendant toute ma jeunesse. S’agissant de cette construction effectivement si particulière, un Opéra, j’avais été marqué par l’échec de l’Opéra de Sydney. Il avait fini par atteindre un coût énorme et, dans les milieux de l’architecture, il avait donné lieu à une grande polémique. En tant que bâtiment, il devait être le symbole de cette métropole. En tant qu’Opéra il ne donnait pas satisfaction. À cette époque, on avait construit peu d’Opéras modernes. Nous ne disposions donc que de très rares références.

Le Président François Mitterrand avait fait inscrire au cahier des charges du concours que l’objectif était de concevoir un opéra populaire, tournant le dos à la tradition élitiste de cette forme d’expression artistique. Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, j’avais en tête tout ce que le Centre Pompidou avait apporté au public. Je calculais que si ce Centre était la réponse à ce qu’on attendait d’un musée au XXe siècle, il me fallait faire de même pour l’Opéra et réfléchir d’abord à la qualité de la machinerie. Il nous était demandé de concevoir une véritable ville dans la ville, avec trois salles. Il était précisé qu’on devait pouvoir y produire des concerts, des ballets et toutes sortes de spectacles modernes. C’est sur cet aspect de la question que je me suis concentré.

Très vite, il y a eu un vif débat autour de votre projet. Comment l’expliquez-vous ?

C.O. : Je crois que nombreux étaient ceux qui imaginaient que l’Opéra Bastille devait être un Opéra Garnier « moderne », avec un grand lustre, un plafond et un grand escalier « modernes ». Ce n’était pas ce que je proposais.

Quand vous parlez d’une « ville dans la ville », ce n’est pas seulement parce qu’on y trouve trois salles. Cet Opéra accueille également près de quatre-vingts corps de métiers. Offrir à chacun d’eux l’espace qui leur était indispensable devait être une gageure dans la mesure où la surface disponible n’était pas si grande.

C.O. : Effectivement. Je disposais de six hectares et j’y ai développé 150 000 mètres carrés. J’ai dû m’efforcer de comprendre les besoins de chacun de ces corps de métiers. Mais en même temps, il me fallait prendre en compte les contraintes des abords immédiats, en particulier le fait que le sous-sol de la place contient trois lignes de métro. En fait, toutes ces contraintes recelaient la réponse, la solution qu’il convenait d’apporter. Elles en ont fait une réalisation d’une logique assez forte.

La qualité de l’acoustique est au final ce sur quoi on juge une telle réalisation. C’est une science compliquée. Comment avez-vous abordé ce problème ?

C.O. : À cette époque, j’avais déjà beaucoup voyagé et je connaissais la plupart des grands opéras, San Francisco, New York, Chicago... On avait également construit à Toronto, où j’habitais à l’époque, une magnifique salle de concert mais dont l’acoustique s’était vite avérée être un échec. En dépit de toutes les modifications très coûteuses qui lui ont été apportées au cours des années suivantes, le résultat n’a jamais été ce qu’on pouvait en attendre. Elle a dû être retravaillée une fois encore il y a trois ou quatre ans. L’acoustique était donc pour moi l’essentiel. Je ne construisais pas un bâtiment, je fabriquais un instrument de musique.

Sur ce point, j’ai bénéficié d’une grande chance. J’avais beaucoup étudié les travaux d’un grand acousticien allemand, le docteur Kramer. J’ai pris contact avec lui mais il s’est estimé trop âgé pour se lancer dans ce projet. Il m’a par contre recommandé l’un de ses élèves, monsieur Muller, qui a aussitôt accepté de travailler avec moi. C’était un homme d’un grand savoir et d’une expérience exceptionnelle.

Ce problème central a nécessairement influé sur le choix des matériaux, des parements de la salle.

C.O. : Bien sûr. Mais la principale difficulté a été d’obtenir la meilleure réflexion du sol. La demande était de construire un Opéra énorme. Nous voulions faire une acoustique complètement naturelle, sans recours à l’électronique. Toutes nos études nous amenaient à la conclusion que, dans ces conditions, cette salle pouvait contenir au maximum 2 600 personnes. Il a fallu beaucoup travailler sur cette question.

C’est sans doute ce qui vous a conduit à concevoir ce décor, très sobre ?

C.O. : Oui, mais pas seulement. D’emblée, je me suis orienté vers une salle dans laquelle la couleur noire dominerait. Pour moi, le noir allait donner la plus grande liberté possible aux metteurs en scène, qu’ils abordent le répertoire classique ou une création très moderne. Je souhaitais que rien ne vienne distraire de la représentation.

Le ministre de la Culture, Jack Lang, avait par contre rêvé d’un opéra en rouge et or. Ce mariage flamboyant était pour lui symbolique de la grande tradition de l’opéra. Nous étions donc en désaccord, je lui résistais, mais il faisait preuve d’une grande patience avec moi.

Au final, dix-huit mois seulement avant l’inauguration, pour trancher, il m’a proposé de soumettre la question à François Mitterrand lui-même. Nous avons alors convenu de lui soumettre deux maquettes, les deux propositions, auxquelles j’ai décidé d’ajouter une troisième, intermédiaire, qui jouait sur un noir légèrement bleuté. Nous lui avons fait une présentation en présence des principaux conseillers intéressés et des responsables des différentes administrations concernées. Il a écouté attentivement nos arguments, nous a remerciés puis s’en est allé sans nous indiquer sa préférence. Nous étions très embarrassés, nous étions venus chercher une décision que nous n’avions pas. Quelques minutes plus tard, la porte s’est ouverte à nouveau et il est revenu nous dire : « Dans cette affaire, je ne suis que le président de la République. Mes goûts me porteraient volontiers à choisir la proposition en noir. Mais ce n’est que mon penchant, vous faites ce que vous voulez. » La question était donc réglée.

Peu avant l’inauguration, j’ai reçu, à l’aube, un coup de téléphone de l’Élysée me demandant de rejoindre François Mitterrand sur le site. À la fin de la visite, il est revenu sur ses pas jusque dans la grande salle. Il m’a pris par le bras et je l’ai entendu me dire : « Monsieur l’architecte, cette salle est belle habillée de ce noir, n’est-ce pas ? C’est mieux que le noir bleuté que vous aviez également suggéré. Le noir, c’était votre première proposition. C’était la bonne solution. Il faut toujours être convaincu de la solution qu’on met en avant.

Comment, à votre avis, voyait-il l’architecture ?

C.O. : Je crois qu’il avait une forte inclination pour l’architecture résolument moderne, forte, avec un parti pris très affirmé. Ensuite, vous aviez le droit d’aimer ou de ne pas aimer.

Si chacun s’est vite accordé à reconnaître les qualités des volumes internes, la façade en a choqué plus d’un. Quel était votre parti pris quand vous avez dessiné cette façade ?

C.O. : Ce n’est pas une façade au sens où on le comprend traditionnellement en France : c’est une peau sur l’objet principal, cet instrument de musique que se doit d’être un Opéra. Je m’inscris dans la tradition du Bauhaus, pour lequel la façade est une déduction de ce que contient le volume, des fonctions premières du bâtiment. Ce n’est pas du cosmétique. Ma préoccupation constante était plutôt de bien imaginer comment les artistes, les différents métiers de l’Opéra, de la scène et, bien sûr, le public allaient profiter au mieux des différents volumes. Quand Bugatti dessinait la carrosserie de ses voitures, ce n’était qu’après en avoir conçu le châssis et le moteur. J’ai fait de même. S’agissant du matériau employé, j’avais choisi un très beau granit bleu, mais l’administration des Monuments historiques a fait valoir que dans ce lieu, face à la colonne de Juillet, il fallait utiliser la pierre traditionnelle du paysage parisien : le calcaire. C’est un matériau que je connais bien et dont je me méfie. Il est très sensible aux intempéries contrairement au granit. Mais l’administration, qui, en France, est très forte, a eu gain de cause et a imposé cette pierre d’Île-de-France. Nous avons quand même choisi la plus dure que nous pouvions trouver.

Le caractère mythique de la place de la Bastille ne compliquait-il pas votre travail ?

C.O. : Non. Il est vrai que toute notre histoire contemporaine - et pas seulement l’histoire de la France - commence sur cette place. Mais ce mythe ne se lit absolument pas dans l’architecture environnante. En revanche, cette place est à l’emplacement de ce qui a longtemps été l’entrée est de Paris, depuis les Romains. Nous avons d’ailleurs, lors des travaux, exhumé une portion de la voie romaine. L’Opéra est donc situé dans ce qui a longtemps été extra-muros, avec un environnement qui en conserve la trace. Les travaux d’urbanisme d’Haussmann se sont arrêtés à cet endroit. Cette place est ronde, ce qui lui donne en tant qu’espace une certaine force. Mais elle est aussi construite d’une manière hétérogène. Elle n’est pas inscrite dans une grande perspective, elle n’est pas enfermée dans un carré classique comme la place des Vosges. Elle autorisait donc une assez grande liberté.
Interview donnée à la Lettre n°15 de l'Institut François Mitterrand
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