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Derrière le rideau bleu

Dystopie wagnérienne

— Par Stéphane Héaume

Derrière le rideau bleu

Alors que s’achève une année anniversaire célébrant les 350 ans de l’Opéra de Paris, Stéphane Héaume s’est prêté au jeu d’imaginer l’opéra dans 350 ans. Air saturé suite aux catastrophes du réchauffement climatique, altération de la culture, régime autoritaire et oppressif : pour survivre, les amateurs d’art lyrique se réunissent sous terre autour de l’Anneau bleu, échappant ainsi aux milices du SRAD, le Service de Renseignement des Arts Dégénérés. Un tableau sombre et inquiétant laissant le lecteur songeur.     


Les coups de feu se rapprochaient. C’était derrière moi, dans la grande nuit de la lande. Je courais, courbé en deux, au ras des buissons. De temps à autre, le faisceau des lampes torches me frôlaient, rayant l’obscurité de leur lame blanche. Il y avait des cris. Des ordres lancés dans le vide éteint de cette campagne devenue terrain de chasse.

Je n’étais pas l’objet de cette traque. Seulement, je m’étais trouvé sur le chemin. Forcément. Je devais prendre garde. L’autre courait devant moi, loin devant. Sa silhouette surgissait par intermittence, un animal sautant d’un arbuste à l’autre. Je ne le reconnaissais pas. L’avais-je déjà vu parmi les spectateurs ? Lui avais-je déjà parlé dans ce que nous appelions « le foyer » ? Peut-être même s’était-il assis à mes côtés dans l’enchantement partagé de la musique. Ce soir, il n’avait pas pris assez de précautions. La milice avait su qu’il connaissait le lieu du rendez-vous (on n’était informés du lieu qu’au dernier moment). Elle était à ses trousses. Jamais il ne pourrait gagner le rivage.

La cavalcade me rattrapait. Je m’accroupis derrière un rocher. Les militaires passèrent à quelques mètres de moi, revolver au poing, le regard allumé par la folie de leur mission. J’entendais leurs talons marteler le sol, la terre poignardée, l’herbe écrasée comme nous le serions tous à force d’obstination. Nul ne pourrait en réchapper. Nous étions les derniers d’un cercle haï, condamné, les amoureux d’un art interdit. Un art déclaré maladie par le régime.

Il y eut un cri. L’inconnu avait été serré par les hommes de la milice. Malgré la demi-obscurité, je vis le poing de l’homme tendu vers le ciel, et à son doigt l’anneau qui se mit à briller d’une lueur azur. Preuve fatale : il en était. Il était fait. Il protesta. J’entendis sa voix. La voix d’un torturé qui aurait pu, jadis, portée par l’orchestre, monter sous les voûtes des théâtres lyriques aujourd’hui démolis. Puis il y eut trois coups de feu. Exécution. Une quatrième détonation. Et le silence. Rideau.

J’attendis, ma main droite bien enfouie dans ma veste. Malgré mon gant, je redoutais que la lumière de mon anneau ne traversât l’étoffe, que la milice ne découvrît ma présence. Mon cœur battait fort. J’étais bouleversé.

Quelques heures plus tôt, j’avais quitté la ville par les anciennes stations de métro. Depuis plus de soixante ans, maintenant, celles-ci avaient été transformées en canaux artificiels. L’eau coulait entre les quais, des navettes fluviales avaient remplacé les wagons. Embarcations sans moteur avec deux pilotes, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, qui ramaient. Cela faisait longtemps que l’expression « rames de métro » avaient pris un tout autre sens. Trente passagers qui parlaient peu. Il y avait quelque chose de clandestin dans ce moyen de locomotion. Comme nos vies, comme les trois mois de l’année, entre décembre et février, où le régime nous autorisait à sortir hors de nos habitations. L’air était alors supportable, entre 25°C et 28°C ; nous sortions surtout la nuit.

C’est à cette période que notre petite communauté recevait sur l’anneau les invitations secrètes pour assister à ce qu’on appelait autrefois un opéra. À nos risques et périls ; mais le SRAD, (le Service de Renseignement des Arts Dégénérés) n’avait jamais réussi à faire tomber notre réseau. Il parvenait à peine à le démanteler, repérant les membres maladroits qui surgissaient de leur tanière tels des lapins, l’anneau au doigt.

Cet anneau connecté était à la fois notre salut dans la musique et notre perte s’il nous trahissait. J’avais fait le choix de le porter depuis mes vingt ans, comprenant que jamais je ne pourrais survivre sans l’opéra. Quitte à ce que ma vie en fût abrégée, au moins serait-elle remplie de sens. Avec Jarmila, nous avions fait le même choix. Nous avions grandi ensemble, cela ne pouvait en être autrement ; nous nous aimions déjà. Mes parents ne nous avaient pas suivis, préférant les courbettes politiques qui les avaient conduits à la plus dégradante des servilités, cette lente déshydratation de l’âme plus cruelle, plus rapide encore que celle du corps. Comme beaucoup d’esclaves dans le déni, ils s’étaient précipités vers la mort en décidant, au début d’un mois de septembre, de faire surface pour contempler une dernière fois ce qui restait de feuilles aux arbres de la ville. Ils avaient succombé à la chaleur.

Je ne sortis de mon refuge qu’une fois certain du départ de la milice. Lande déserte. Mon anneau indiquait qu’il me restait vingt-sept minutes avant le début de l’opéra. Je me levai, me hâtai en direction de la mer vers les anciens blockhaus à-demi enfouis dans la falaise — plus de quatre-cents ans qu’ils étaient là. Autre guerre, autre régime, autre déclin.

Bientôt l’air marin me parvint. Une petite joie sourde m’aiguillonnait que je forçai pour effacer mon effroi tout récent. J’allais retrouver Jarmila, elle s’assoirait à ma gauche, comme d’habitude depuis quinze ans, je sentirais sur mon épaule les boucles de ses longs cheveux blonds, son parfum. Nous nous prendrions la main dès la première note.

Me suivait-on ? Je me retournai. Personne. Les formes brutes du blockhaus se détachaient sur l’horizon fardé de mauve. Le ressac obsédant semblait vouloir masquer la grande peur qui rampait dans nos pensées. J’avançai, entrai. Il faisait si noir dans cet abri que j’eus du mal à repérer sur l’un des murs le médaillon de verre, notre sésame à tous. J’ôtai mon gant, présentai l’anneau. Il y eut un déclic quelque part. Une trappe s’ouvrit dans le sol. Un escalier, une faible lumière. On m’invitait à descendre.

Plus que trois minutes avant le début de l’opéra. Tous les spectateurs devaient être assis, déjà. Jarmila s’impatientait. Je devinais sa moue embêtée, un peu inquiète. Je descendis les marches. C’était un souterrain qui conduisait dans la Terre, au-dessous du niveau de la mer. Sur la roche, on avait accroché et relié de minuscules ampoules. Peu à peu s’éleva le bruit feutré des conversations.

Je débouchai dans un amphithéâtre improvisé. Il y avait des coussins sur la pierre. Beaucoup de monde. Un rideau bleu saphir tendu devant l’inconnu. Des regards impatients et ravis. Dans la pénombre, les anneaux de chacun composaient un essaim mouvant qui scintillait au cœur de l’interdit. Jarmila n’était pas encore arrivée. Je me frayai un passage vers le rang 11, place 25, toujours la même — quel que fût le lieu — saluai ma voisine, une vieille dame souriante que je ne connaissais pas. Que faisait Jarmila ? Une chaleur inconnue saisit tout mon corps. Je priai pour repousser l’inconcevable.

La lumière diminua. Les ampoules s’éteignirent tout à fait. Un grand frisson parcourut l’assemblée. Ma Mélisande, où es-tu passée ? On entendit le froissement du rideau qui s’écarta de part et d’autre de la scène plongée dans une obscurité bleutée. Souffle retenu.

Alors il apparut. Très droit, solennel, ses yeux blancs sans pupille rivés sur nous. Sa barbe luisait et son smoking s’animait de petits miroitements. Notre mage à tous. Le seul, l’unique qui détenait la mémoire de sept-cents ans d’opéra, le souvenir d’un monde englouti, à notre image, le grand prêtre d’une messe en l’honneur d’une histoire à jamais refermée.

Il s’avança au milieu de la scène où se dressait un rocher de verre, très haut, sorte de colonne translucide. Puis il leva les bras et nous présenta l’Anneau. Le seul, l’unique. Celui dont nous dépendions tous. Religieusement, il le posa dans un écrin au sommet du rocher et retourna dans la coulisse. L’heure fatale sonnait.

L’anneau s’illumina d’un bleu saphir, un bleu sous-marin, le bleu de la mémoire, le bleu des robes, des décors, des voix, des orchestres à jamais disparus qu’il contenait tout entiers.

Puis la musique fut. Un accord très long de mi bémol majeur, grave, qui montait des profondeurs. L’origine et la fin de toute chose. Du Monde. Ça grondait, ça venait sur nous et en nous, ça emplissait tout l’espace, couvrant nos âmes, nous inondant de bonheur. Soudain l’on entendit, au loin, plusieurs coups de feu. Personne ne cilla. Et tandis que mes larmes montaient avec le bruissement de l’onde, l’immense musique peu à peu s’illumina pour nous emporter dans les flots de mon malheur et de son sortilège sans âge.

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