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Partenaires majeurs des 350 ans de l'opéra de paris

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de l'opéra de paris

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Abbé Perrin (Directeur de...

Atelier les Mots

Les Mots et Octave s'associent pour fêter l'Opéra

Dans le cadre de l'année anniversaire de l'Opéra, Octave et l'école Les Mots se sont associés pour proposer un atelier d'écriture autour de l'Opéra. Fondée en 2016 par Alexandre Lacroix et Élise Nebout, Les Mots accompagne tous celles et tous ceux qui souhaitent progresser dans l’art d’écrire, au contact d’auteurs reconnus.
Encadrés par Émilie de Turckheim, les participants de cette session spéciale ont été accueillis au Palais Garnier et à l'Opéra Bastille afin de s’imprégner de l’atmosphère des deux théâtres et se glisser plus facilement dans la peau de leurs personnages. Entre courtes fictions, essais, témoignages, les auteurs se mettent en scène ou sur scène. De ce travail de plusieurs mois, sept contributions sont nées qu’Octave a choisi de partager, avec en ouverture le coup de cœur de la rédaction.


1.

Mémé au Palais Garnier

Par Léonie D.R.

« Les deux figurants en laquais, sur scène, s’il vous plaît ». La voix souriante dans les enceintes égrène les appels.

Je chauffe ma voix dans la salle Messager. L’acoustique est telle que, quand on tourne une page ou même qu’on pianote sur son téléphone, on entend le bruit à l’autre bout de la pièce. 

« Abdou est attendu avec des verres pour la fontaine à jardin. »

Ma sœur m’envoie un message, elle a passé l’entrée, et ne s’est pas fait fouiller. Ouf. Je l’imagine qui monte, le cœur battant, et qui dit à Mémé : « T’as vu comme c’est grandiose ? T’as pas l’impression d’être Sissi, d’un coup ? ». Et elle se prend en pleine face le tourbillon de pierre et de marbre, les volutes spacieuses qui entraînent au sommet. Ses yeux ne savent plus très bien où s’arrêter, sur les jambes d’une statue devenues toutes dorées, palpées par des milliers de mains furtives, sur les salamandres planquées derrière les colonnades, ou sur les nervures caramel du marbre. La musique, elle, commence dès le Grand escalier ; les marches changent de courbures au fur et à mesure qu’on monte, et donnent envie de courir se jeter dans la salle. Si elle pouvait parler, Mémé ne manquerait pas de signaler qu’elle le savait bien, elle, que je finirais là.
La radio grésillait dans la cuisine, Bohemian Rhapsody de Queen.

Avec ma grande sœur c’était toujours pop music, dance et top cinquante, et jamais, jamais, je n’avais entendu une chanson pareille. Les voix se sont envolées du poste et ont rebondi dans tous les sens, avant de dégringoler sur la table en formica rouge de Mémé. Dans la chaleur ennuyeuse de l’après-midi, il se passait quelque chose, j’avais des frissons partout. Ma voix d’enfant s’est accrochée aux notes en essayant d’aller jusque là-haut. Moi, j’aimais jouer au cri-qui-tue. J’étais gringalet mais je pouvais à l’aise exploser tous les tympans de la pièce, façon Karaté Kid, rien qu’avec mon brin de voix. Mais là, je pouvais pas suivre, c’était tellement beau ! Et je comprenais rien aux paroles : juste une explosion, qui sort du corps et télétransporte ailleurs, ailleurs loin. Mémé a dû crier « Mais ferme ton bec, enfin ! » et je l’ai même pas entendue. J’étais au sommet de ma voix. Puis la guitare électrique m’a fait l’effet d’une sonnerie de réveil qui tranche dans un rêve. J’ai demandé à ma sœur qui chantait ça, elle m’a dit : « Laisse tomber gros débile, c’est nul, on dirait de l’opéra ». Elle savait pas non plus qui c’était.

L’opéra, on n’en écoutait pas, dans cet appartement miteux du 11ème étage où Mémé nous élevait. Mémé, elle écoutait la radio et la vieille platine c’était juste pour ses vinyles de Saint Claude François. Un jour j’ai quand même voulu y jeter une oreille, et c’est là que, bien cachée entre les albums, j’ai fini par trouver La Callas. Ça m’a scié en deux, je n’écoutais plus que ça. Maria et moi en tête-à-tête, dans le Very Best of Opera.

Mémé en pouvait plus de m’entendre beugler. Mémé était croyante, genre croix sur le pain, pas très portée sur la messe, mais elle s’est dit qu’à la chorale du curé, ils sauraient quoi faire d’un gosse qui chante à tue-tête tout le temps. J’en ai chanté des cantiques, des Plus près de toi mon Dieu, des Dieu vivant, Dieu très haut, tu es le dieu d’amour en toute création. Fallait bien ça, pour faire passer la pilule des cours de caté. On avait beau s’égosiller, nos voix restaient un peu prisonnières de la salle paroissiale, avec son carrelage marron moucheté et ses murs en deux couleurs saumon-lavande qui donnaient plus envie de vomir que de chanter Dieu. Ça m’empêchait pas à la maison de continuer à faire le grand-huit vocal avec Maria. Je pigeais rien à ses passions contrariées en italien, alors je l’accompagnais en yaourt avec tout mon cœur. J’enviais ma sœur qui faisait partie d’un groupe de rock.

J’ai même prié Jésus pour qu’ils me prennent, car le curé disait que, grâce à ma voix, je pouvais lui parler directement. Je devais pas avoir la bonne fréquence, ils ont pas voulu de moi. Même quand je leur ai chanté Bohemian Rhapsody à la note près, ils ont dit que c’était trop démodé. Avec ma voix on s’est dit : autant rester avec de la vieille musique qu’a plus de deux cent ans.
« Audition chœur d’enfants Opéra national de Paris ». J’avais arraché l’affichette, lue et relue, pliée, dépliée dans la poche arrière de mon jean à lui en effacer l’encre. Mémé a dû prendre sa loupe. Elle a juste soupiré en se demandant ce qu’elle avait fait au ciel pour être seule avec des gamins pareils, qui n’en font qu’à leur tête. Et c’est là que ma sœur a été sympa pour la première fois de sa vie et m’a emmené en RER jusqu’à Paris.

Faut dire qu’elle savait se débrouiller pour piquer les sous dans les sacs à main qui traînent. Elle m’a dit : « J’espère vraiment qu’ils vont te prendre, comme ça je verrais moins ta tronche ». J’étais pas retourné à Paris depuis que j’avais cinq ans et qu’on avait vu les vitrines des Grands magasins avec maman. Ma gorge était toute serrée dans mon écharpe qui gratte, tricotée par Mémé. Et puis surtout je priais intérieurement, sous la petite pluie grise, je priais pas Jésus mais Maria, car j’avais bien remarqué que ma voix, elle faisait un peu ce qu’elle voulait ces temps-ci. Je pensais que ça n’arrivait qu’aux autres garçons et qu’elle me ferait jamais ce coup-là, à moi. Je priais pour qu’elle me lâche pas. On s’est un peu perdus dans le quartier de l’Opéra, on regardait tellement les vitrines qu’on avait du mal à le voir, avec son gros chapeau doré. Je pensais pas que c’était un palais à ce point. On a monté les marches, moi tout tremblotant, ma sœur en disant que c’était vraiment moche, ce gros palais prétentieux bien clinquant. Direct, on s’est fait bouler - c’était pas par l’entrée principale qu’il fallait entrer.

« Evidemment, a râlé ma sœur, on n’est pas des bourges, on passe par les petites portes », et le gardien a haussé les épaules. On a fait le tour de l’immense bâtiment, c’était long comme si ça allait durer toute la vie. On a fini par trouver la porte dérobée, et au bout de quelques couloirs pas terribles et des marches un peu étroites, une file de gamins bien habillés. Le décor était vraiment pas grandiose, on aurait dit un vieux collège et qu’on allait tous voir le CPE parce qu’on avait encore rien foutu ce trimestre. On attendait tous bien calmement, les autres flanqués de leurs mères, des mères tremblantes, des mères collantes et des mères pas cool du tout. Y’avait vraiment plein de mères partout dans ce couloir… et ma sœur qui écoutait son discman en marmonnant une chanson de Nirvana. Une mère m’a demandé : « Vous allez à quel conservatoire ? », pour faire la conversation. Le fils tentait de me transpercer avec son regard de hyène à la mèche bien peignée. J’ai pas répondu. J’avais envie qu’ils disparaissent, tous, mais j’osais pas trop tenter le cri-qui-tue.

Quand ça a été à moi, ma frangine m’a soufflé « Te loupe pas » et tous les gamins et les mères m’ont regardé bizarre pendant que je rentrais dans la salle. J’avais plus l’écharpe de Mémé mais ma gorge grattait quand même, de l’intérieur, comme si ma voix avait des fourmis. Toute mon enfance j’avais attendu un truc comme ça, mais j’avais sûrement trop attendu. J’avais poussé trop vite, une herbe folle, disait Mémé, et là j’avais le vertige. La salle était claire et devant la fenêtre, trois personnes étaient assises en se tenant très droites, vraiment à croire qu’ils tentaient le championnat du monde de l’alignement de vertèbres. J’ai respiré un coup, allez, ma voix et moi, on va bien leur faire vibrer les tympans. Aux premières notes du piano, elle s’est cachée, a refusé de se montrer. Dans le manège de mon sang lancé à toute allure, j’ai poussé, poussé, et ma voix a fini par se montrer, éraillée et gauche comme un animal blessé. Les gens très droits ont levé tous leurs yeux au ciel. J’ai demandé à recommencer et c’était pas super, ma voix galérait un maximum. Une des dames m’a dit d’un ton cassant : « C’est très brouillon tout ça » Et les autres ont confirmé poliment « Un peu scolaire… », « Votre voix vous domine, jeune homme, il faut faire plus d’efforts ».

Mes cordes vocales se sont serrées, prêtes à m’étrangler, et j’ai cru que je pourrais plus jamais respirer. Au retour, ma sœur arrêtait pas de me demander comment ça s’était passé, mais ma voix sortait plus. Elle a dit : « T’es vraiment chiant ». J’ai jeté un dernier coup d’œil à l’Opéra, très gros et boursoufflé derrière la buée de mes yeux. 

« Il nous a brisé les esgourdes depuis sa naissance et maintenant il parle plus, c’est quoi son problème à ce mioche ? » Pauvre Mémé, elle pigeait plus rien à rien.

J’ai pensé à Karaté Kid. Fallait juste trouver un lieu, un conservatoire comme avait dit la mère de la hyène, pour apprendre à me tenir droit et à dominer ma voix. La pauvre Maria était complètement rayée à force de m’avoir donné des cours particuliers. Le conservatoire régional était un cube blanc un peu de traviole posé au milieu des immeubles par un architecte probablement bourré, à une heure de RER et deux bus de chez moi. Mes notes au lycée continuaient de dégringoler mais ma voix, elle, se baladait dans les octaves.

« Messieurs de la figuration, vous êtes attendus sur scène ».

Tout est en place, dans les miroirs des couloirs, je traîne un peu, le temps de me dissoudre dans le costume. Mes traits ont disparu sous le fard.

« Dernier appel, en scène ».

On passe derrière les toiles peintes. Dans l’obscurité, le premier acte dort encore. Des éléments de décor fantômes cachés sous les draps retiennent leur souffle. Près de deux mille personnes fourmillent sur les sièges en velours rouge. Certains toussent, gênés par le silence. Je sais pas trop où est ma sœur, ce qui est sûr c’est qu’elle a plus son discman. Je l’imagine, serrant bien fort ce qu’il reste de Mémé, en cendres dans sa petite urne. Je les salue mentalement, ainsi que la ribambelle de mes bonnes fées. Tous mes profs du conservatoire, Mme Rosado, M. Pacholski, M. Nikolic… et bien sûr Freddy Mercury, Jésus et Maria… Ils partent tous en fumée pour me laisser seul avec ceux qui vont vivre l’opéra. 

Les instruments frétillent de commencer. J’arrondis la bouche, comme les statues qui portent les loges. Ma voix est prête à s’élancer, à rebondir sur les ors des statues, caresser les tympans et le velours rouge, et s’envoler dans le ciel clair de la coupole. Ma voix me domine et je la laisse conduire, dans l’abandon parfait de la musique.


2.

L’ange de l’Opéra

Par Violaine J.

Ma mère est là. Devant moi. Sur le quai de la gare. Tant de jours d’attente effacés en un sourire. Elle me serre de son odeur de guimauve, m’étouffe de ses bras frêles, m’avale de son amour fragile. Je m’endors ce soir-là collé contre son cœur, le sourire heureux, bercé de ses mots chuchotés pour me raconter ses journées, ses cheveux parfumés me chatouillant le visage : l’Opéra de Paris, l’audition, sa sélection, des lieux que je ne connais pas, ceux qui me font rêver - la salle des cabestans, le Grand escalier, le Foyer, la Rotonde du glacier. Et puis, il y a cet homme venu d’un pays aux consonances poétiques, sa demande d’autographe devenue demande en mariage. Elle ne peut pas : son cœur m’appartient, à moi, son miraculé, son Alceste greffé, au cœur si fragile ! Elle en rit de regrets, enchaîne sur le joli marin croisé en coulisse. Ils arrivent à plusieurs de Bretagne, par le même train, quand la saison de la pêche s’achève. 

Ils enchaînent sur une saison de nœuds et cordages dans les coulisses de l’Opéra. On les attend car ils sont les seuls à maîtriser ce savoir-faire ancestral, artisans aux doigts faits pour tirer les cordages et remonter les décors. 

Je sombre, bercé par la mer et le chant de marins inconnus. Mon corps frêle danse au milieu des cordages, des décors et couloirs, dorures et enluminures, fastes et plaisirs. Ma mère illumine les lieux, son sourire, sa beauté si particulière de papillon virevoltant gracieusement. Blotti dans ses bras, je rêve qu’elle ne repartira pas, que ses tournées se limiteront à un triangle Chambéry-Lyon-Genève, qu’elle restera vivre avec grand-mère et moi, et puis je nous vois, nous, tous les deux, et la scène surdimensionnée de l’Opéra. Nous, tous les deux, heureux, volant dans un songe où tout est permis. 
Au matin, je me réveille seul dans le lit. Par la porte-fenêtre ouverte qui donne sur le jardin, je l’entends compter, souffler et je la vois recommencer les mêmes mouvements, inlassablement. Pieds nus dans l’herbe, elle si fragile, si belle. Ange de beauté, je suis ton gardien de béatitude. Je vibre, je veux voler avec toi.

 Dans la cuisine. Devant ma tartine beurre-confiture de fraises du jardin, fixant la toile cirée à carreaux rouge, mon « Maman, apprends-moi à voler comme une danseuse » se heurte au silence de son regard perdu, qui erre : couloirs de l’étirement, courbatures et souffrances, heures de répétitions et d’attente, moments de joie suivis du grand vide, autant de méandres de doute.

- Seuls les anges volent, mon Alceste. Toi tu es si délicat, si chétif, si petit. Tu dois faire attention avec ta greffe. Le vent t’emporterait. Toi, tu es mon petit miraculé de Chambéry. Son sourire cette fois-ci n’efface rien à la fissure qu’elle vient d’entrouvrir ! 

Elle m’épluche une pomme. En fait de petits quartiers, méticuleusement. La pointe du couteau transperce mon cœur de sept ans, tourne inlassablement pendant que j’entends des « Tu es bien avec mamie, l’air de la montagne est si bénéfique, le médecin l’a dit, tu dois reprendre des forces… les voyages, la compétition sont épuisants... JE... se battre contre les jalousies… N’ECOUTE, les blessures… PLUS ! 

Je prends les sucres blancs dans la boîte métallique à l’effigie du Mont Saint Michel et les pose debout à intervalles réguliers. Une fois que j’ai épuisé la réserve, je fais tomber le premier qui fait tomber tous les suivants, jusqu’au dernier.
Treize ans plus tard, sa phrase « Seuls les anges volent » me hante toujours, écrite sur le miroir de la salle de bain, ses quatre mots semblent me regarder, me défier chaque matin. Ils ont pris place à côté de la mèche de cheveu suspendue. Cette mèche laissée par maman avant son dernier départ. Je sais qu’elle ne sera plus jamais sucrée. La guimauve n’aura plus jamais la même odeur, maman n’est plus. 

J’ai quitté Chambéry pour intégrer divers conservatoires nationaux de danse. Les greffes ont laissé quelques traces mais j’ai l’honneur de faire partie du petit nombre de chanceux chez qui elles furent une totale réussite. On me cite en exemple. Libération m’a consacré une quatrième de couverture. Ils m’ont photographié, torse nu, pour voir le crucifix du Miraculé tatoué sur ma poitrine. J’ai rencontré des danseurs trop dodus, pas assez élancés, trop petits, pas assez métrés, des trapus, trop efféminés. Nous avons partagé notre hargne de la différence. Ils m’ont appris que le trop et le pas assez étaient un sésame pour aller plus haut.

Maman, me voilà. Comme toi il y a quelques années, dans les coulisses de l’Opéra. Tu me vois, n’est-ce pas ? 

Mes jambes : une onde chaude et froide me parcourt, je suis fier et si chétif. 
Mes mains : elles tapotent mes cuisses nerveusement, je suis fier et si chétif
Mon corps : il doit crier. Ma langue, mes yeux, mon cœur sortent de leurs cavités pour mieux faire entendre leurs plaisirs. 

Le cygne est un oiseau majestueux. On le classe parmi les plus gros représentants de l’avifaune européenne. Je m’assois sur le devant de la scène, j’écoute le poids du silence qui plane sur les sièges de velours rouge avant l’arrivée des spectateurs. Son plumage est de couleur blanc neige. Au plafond, les personnages de Chagall vivent en couleur, ils se sont donné rendez-vous pour une danse joyeuse. À la base de son bec de couleur orange rouge, on distingue un tubercule noir très caractéristique. Les deux sexes sont identiques sauf au printemps où le tubercule du mâle est alors plus gros que celui de la femelle.

J’entre dans la ronde, je vois la salle d’en haut, à travers les lumières du lustre de bronze et de cristal aux trois cent quarante lumières. J’en ris. Je ressens le vertige. Depuis les coulisses, je les observe prendre place. La voix de la régisseuse « Représentation dans dix minutes. Le Prince Siegfried à cour, la reine et les invités à jardin ». Pour prendre son envol, le cygne agite ses grandes ailes, marche sur l’eau avant de s’élever, cou tendu vers l’avant. Sa vitesse en vol est de 85 kilomètres par heure. Tu n’es plus là, mes yeux brillent d’absence pour toi.

Maman, les anges volent, les miraculés aussi ! 

3.

Renaître

Par Diane T.

Je suis face à Hector et j’ai quelque chose de très important à lui dire. J’attends ce moment depuis si longtemps. Sauf que ce que je veux lui dire, je ne m’en souviens plus. Ça sonne en moi comme une colère qui ne veut pas sortir. Une colère indifférente, insaisissable, désinvolte. Hector est là, face à moi. Lui aussi est indifférent, insaisissable et désinvolte. Il me regarde, imposant. Ses yeux me défient en silence. Derrière lui, les silhouettes en mouvement des autres collégiens s’agitent dans la cour, menaçantes. Hector attend. Il n’a aucune idée de ce que je vais lui dire.

Moi non plus.

Je fais un pas vers lui et mes jambes semblent flotter dans mon pantalon. Je redresse maladroitement mes lunettes.

Allez, Quentin, courage. Dis-lui. Après, ce sera trop tard. 

Mais comment dire des mots qui m’échappent ? Peut-être que si je lance le premier, alors les autres suivront d’un flot ? J’inspire profondément.

“Hector...”.

Je n’aime pas ma voix en pleine mue. Elle grésille et vacille comme une vieille lampe qu’on a oublié de changer.

“... j’ai quelque chose à te dire…”

Il me regarde avec mépris.

Et là, anomalie dans le système. Dysfonctionnement général. Bug cérébral. Je me retrouve transporté dans un noir absolu. Tout est vide et silencieux. Vertige. Est-ce que je suis à l’intérieur de moi, dans le vide sidéral de mes mots ?

Non. Je perçois peu à peu des paroles prononcées à voix basse. Je sens des présences. Ça murmure, ça chuchote, ça remue joyeusement. Devant moi. Juste devant moi. Ils sont des centaines. Ça grouille de vie dans le noir. 

Soudain, je suis ébloui. Je reste interdit quelques secondes, à moitié aveuglé. Puis mes yeux s’habituent peu à peu à la lumière. Je peine à croire ce qu’ils discernent. Des centaines de petites têtes m’encerclent : boucles volumineuses et crânes chauves, visages jeunes et traits bridés. Tous se sont tus et me regardent. Ils attendent, leurs petits yeux curieux rivés sur moi. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Où suis-je ? Je plisse les yeux. Devant moi, des fauteuils pourpres, une atmosphère feutrée, des lustres, dorures et boiseries. Au-dessus de moi, des créatures bariolées de Chagall m’observent curieusement, accrochées à une voûte majestueuse. C’est alors que des notes de musique brisent le silence. J’aperçois en contrebas des dizaines de musiciens penchés sur de merveilleux instruments de toutes sortes. Tourbillon à l’intérieur de moi. Je suis à l’Opéra. Sur scène. Je piétine, maladroit, sidéré. Toujours ce pantalon trop grand. Toujours ces lunettes qui semblent vouloir tomber de mon nez.

Comment je sors de là ? Je recule d’un pas. Le bois ancien résonne sous mes pieds en réponse. Et quelque chose de surprenant se produit : l’écho majestueux de ce vieux parquet me semble beau. Alors je sors de mon vertige. Je regarde ces visages penchés sur moi comme si je venais de les apercevoir. Toutes ces personnes sont venues pour m’écouter. Pour m’écouter moi ? 

Tout sort de ma bouche. D’une traite. Je suis possédé par une force et une détermination que je ne me connais pas. Tous ces mots retenus depuis si longtemps. L’humiliation. La colère. La rage. L’amertume. Toutes ces fois où j’ai ravalé cette boule dans ma gorge qui me brûlait le cœur. Toutes ces fois où je suis resté gentiment silencieux alors que ça hurlait dans mes tripes. Toutes ces fois où j’ai dit oui alors qu’à l’intérieur de moi, cela gueulait non. Le flot de mots s’écoule sans hésitation, avec courage, véhémence, aplomb. Je ne reconnais pas ma voix. Elle ne vacille plus. Elle ne grésille plus. Elle chante ! Elle danse en harmonie avec les notes de musique ! Ma colère sort, monte, culmine, explose en lourd fracas.

Silence. 

Soulagement. Ils me regardent tous, les yeux qui brillent. Et je me sens fier de mon rôle, du personnage que j’incarne, de qui je suis. Pour la première fois.
À travers eux, Hector m’a entendu. 

4.

Le fantôme de l’Opéra

Par Marion L.

Je suis debout au beau milieu de la scène de l’Opéra Garnier. Le rideau s’ouvre, me voilà face à des centaines de spectateurs qui hurlent dans ma direction mais je n’entends pas ce qu’ils disent. L’Orchestre est là aussi et tous les musiciens me regardent. Le chef d’orchestre est tourné vers moi. Il attend que je fasse quelque chose et brandit sa baguette en roulant de grands yeux. Son visage, comme celui d’un clown, est peint en blanc. Dans le coin de la scène, côté jardin, je découvre la petite maison de Giselle avec son toit de chaume. Elle est à moitié cassée et je peux voir l’intérieur où mon chien Hercule, tranquille sur un gros coussin jaune, dort. Je suis toute seule sur scène, à part mon chien et une vieille femme en costume de paysanne qui a le visage de ma grand-mère paternelle, mais elles n’ont que cela en commun : la vieille est petite et grassouillette.

Elle est assise tout au fond du plateau sur un fauteuil de velours cramoisi. Elle rit aux éclats. Il lui manque deux dents de devant, ce qui ne l’empêche pas de fumer une cigarette. Maintenant les spectateurs tapent du pied et lèvent le poing. Ils sont habillés à la mode napoléonienne. Les femmes portent ces longues robes aux couleurs pastel en vogue sous le Premier Empire, mettant en avant leurs poitrines, énormes et anormalement sphériques, que l’on dirait siliconées. Leurs coiffures sont d’époque, mais les boucles encadrant leurs visages sont teintes en rouge, en bleu, en vert ou en jaune. Les hommes arborent des jabots démesurés et ont gardé leur chapeau haut de forme sur la tête, ce qui leur donne, dans leurs hurlements inaudibles, un air encore plus menaçant.

Je suis en costume de Giselle, la jupe et le tablier de l’Acte I. Mes kilos de trop se sont évaporés. Aux pieds, je n’ai pas de chaussons mais des sabots, de style suédois, de ceux que l’on portait dans les années 70. Le chef d’orchestre commence à s’énerver. Il fait de grands gestes avec sa baguette. Je comprends que c’est à moi de calmer la foule déchaînée et le chef à bout de nerfs. J’esquisse alors un pas de danse simple mais courageux : je me suis souvenu soudainement de la chorégraphie de Giselle, quand la jeune fille devient folle. C’est ce moment que mon chien Hercule choisit pour aboyer et courir comme un dingue sur la scène. Il se métamorphose en une bête terrifiante, avec des ailes immenses, et vole vers les spectateurs, provoquant la panique à tous les étages. Les chapeaux haut de forme, dans une vie autonome, s’élèvent vers le plafond ou plongent vers l’orchestre. Les crânes des hommes se révèlent chauves. Dans leur fuite, les femmes du premier balcon, déséquilibrées par le poids de leurs seins monstrueux, basculent par-dessus les garde-corps et s’écrasent sur les spectateurs.

Un homme s’étrangle avec son jabot coincé dans le dossier d’un fauteuil, sa femme essaie sans succès de le dégager et file vers la sortie. Une jeune fille pleure, assise au premier rang. Elle ressemble à Giselle avec ses longs cheveux dénoués, son maquillage a coulé, elle tient une marguerite dans sa main, toute fanée. Le joueur de flûte du plafond de Chagall flotte doucement dans les airs en faisant de grands cercles concentriques. Dans la fosse d’orchestre, c’est le chaos. Le chef s’est assis en tailleur sur un immense piano à queue et joue du triangle en souriant béatement. Les musiciens entassent à toute allure leurs instruments de musique pour former une grande pyramide. Puis tous disparaissent. La vieille aussi s’est éclipsée. Le monstre chien a décampé après avoir fait fuir tous les spectateurs. Je me retrouve abandonnée dans le silence. 

Plus rien ne bouge, sauf le grand lustre qui semble très proche. Il se balance comme pour me faire signe. Du fond du parterre, dans la rangée centrale des fauteuils, se dirige vers moi un fantôme, sans doute le Fantôme de l’Opéra. Je suis fascinée par le spectre, à la fois effrayée et excitée à l’idée de le rencontrer. Le personnage le plus connu du Palais Garnier !

Mais alors qu’il s’approche, je m’aperçois qu’il s’agit manifestement d’une simple personne qui a revêtu un drap blanc et découpé sommairement des trous à la place des yeux. Il est maintenant tout près de moi, voilà que mon visage entre en contact avec le drap blanc, une légère sensation d’étouffement me saisit, je tente de me dégager, j’écarte le tissu oppressant…
Complètement éveillée, j’entends ma fille rire de sa bonne blague. Assise sur mon lit, soulagée d’un grand poids, je la rejoins dans une douce euphorie.

5.
Une apparition

Par Julie R.

Le noir se fait, cette obscurité marine qui plonge la salle dans le silence, un silence impatient. On sait qu’il va vite se terminer alors chacun en profite : toujours, dans ce moment de suspens, les spectateurs reniflent, s’agitent et toussent. Ces bruits intimes me gênent. C’est comme si la trivialité s’invitait dans cette salle à l’aristocratie rutilante. Je leur trouve quelque chose de vulgaire et je pense aux danseurs, en l’occurrence la danseuse, là-bas, au fond de la scène immaculée. Entend-elle aussi ces expressions des corps assis face à elle, qui s’évanouissent finalement, dissipés par son entrée spectrale ?

C’est comme si nos souffles étaient retenus par sa silhouette évanescente, ses pas, lents d’abord, puis vifs, au milieu des flocons de polystyrène qui tombent sur le plateau. La neige étouffe le son de ses pieds arc-boutés sur leurs pointes, et le souffle provoqué par ses gestes chasse les flocons dans de petits tourbillons. Elle n’est pas seule, mais c’est ainsi qu’opère la magie des étoiles : leur simple présence aimante les regards, ou peut-être est-ce l’étoffe légère qui tournoie avec elle, soulignant chacun de ses mouvements. Ici, le tissu caresse le bras ; là, il jaillit, bousculé par sa jambe. Au plus près de son corps, il danse lui aussi.

6.

Amadeus

Par Laure L.

Mes parents se sont toujours attachés à nous faire découvrir la musique, de Georges Moustaki à ZZ Top. Puis il y a eu l’école - l’école primaire dans une cité de la région parisienne. Une école tout ce qu’il y a de plus publique, de plus simple, de plus républicaine. L’école est parfois décriée mais elle m’a fait aimer le classique, c’est un fait. Chaque semaine, un lecteur cassette passait de classe en classe avec une musique ; tous les jours pendant cinq jours. Nous devions faire des recherches sur l’artiste, recherches qui sous-entendaient de détenir un dictionnaire. Dans les années 90, pas d’internet, juste le Larousse ou le petit Robert et surtout la recherche à la lettre M du grand Mozart.

Puis la projection du film Amadeus, l’histoire de sa vie - animée cette fois -, m’a fascinée. Je n’avais qu’une hâte, être grande pour voyager, faire la détective et le déterrer pour qu’il ne soit plus en fosse commune. Fait totalement absurde me direz-vous ! Mais à neuf ans, j’avais ressenti en moi une certaine injustice : malgré son génie, il fut inhumé en inconnu. Même si Mozart était moins à la mode que Scorpion, je me suis intéressée à son parcours : il détenait l’oreille absolue à trois ans et écrivait sa première œuvre à six. Un prodige, si petit, ne pouvait pas en avoir conscience. Je n’avais certainement pas ses qualités de compositeur mais danser était un doux rêve un peu flou, jusqu’à ce jour où le magnétophone a circulé, où la mélodie m’a traversée. Je ne connaissais ni mon talent ni mon génie mais j’étais peut-être un peu comme lui, un prodige dans l’ignorance de ses capacités.

Du haut de mon âge « avancé », neuf ans – même pas deux chiffres, juste un, mais un peu trop proche du nombre 10 ! - intégrer le Ballet de l’Opéra semblait une lubie, une sorte de délire surréaliste, un vœu pieux tout droit sorti d’une liste de Noël. À la rentrée scolaire, il fallait remplir le quart de feuille habituel « orientation scolaire : Ballet de l’Opéra » : ce n’était pas la réponse classique attendue. Mieux valait écrire : pompier, coiffeuse ou médecin, car danseuse, ça ne faisait pas sérieux. « Activités sportives : danse ; nombre d’heures : 20 heures par semaine » Les professeurs s’alarmaient : quand ferai-je mes devoirs ? Serai-je souvent absente ? Serai-je suffisamment concentrée pour suivre les cours et maintenir un niveau satisfaisant ? 

Je ne remercierai jamais assez mes parents pour leur droiture. Aussi farfelu que le projet puisse paraître, ils m’ont inscrite à l’École de Danse de l’Opéra, sans trop y croire je pense. Je faisais la bonne taille et le bon poids, ma candidature a été retenue et j’y ai fait mes premiers pas sur scène… Des pas tremblants d’émotions à l’entrée, puis plus assurés une fois concentrée, et enfin, convaincants de détermination en fin d’audition : je suis officiellement devenue un petit rat. 

7.

Un air de Tourmente

par Pénélope L.

ACTE 1

Introduction.

Une plage grecque en fin de journée.

À droite, la végétation luxuriante. À gauche, un théâtre.

TOURMENTE
Adieu Amour,
Adieu Amours passées que je déçois toujours,
Adieu Amours futures que je ne veux pas connaître.

ORACLE
Tout Noble que tu sois,
Ce n'est pas toi qui décides de cela.

TOURMENTE
Adieu Amour,
Tu m'as rendu fou.
Pourquoi me jeter dans des bras,
Puis me donner envie d'en sortir,
Alors qu'ils me serrent de plus en plus fort ?

ORACLE
Tout Noble que tu sois,
Ce n'est pas toi qui décides de cela.

TOURMENTE
Adieu Amour,
Tu m'as rendu fou.
Pourquoi me donner une mission à accomplir
Puis m'empêcher d'y parvenir
Et chaque jour passant, me laisser séduire ?

ORACLE
Tout Noble que tu sois,
Ce n'est pas toi qui décides de cela.

TOURMENTE
Adieu Amour,
Je n'ai plus envie de rire. Par pitié pour la Paix,
Et laisse-moi travailler.

ORACLE 
Tout Noble que tu sois,
Ce n'est pas toi qui décides de cela.

Scène 1

La rencontre.

Le Chœur arrive en chantant et dansant sur la plage, la lumière baisse et fait place à la nuit.

TOURMENTE
Vous voilà, mes amis,
Vous qui toujours restez,
Vous à qui je n'ai rien besoin de prouver.

CHŒUR 1
Danse avec nous,
Laissons-nous enivrer,
Laisse tes tourments au jour déclinant,
Et passe au soir chantant.

Ange arrive en toge du théâtre ; elle sort de sa représentation en riant, un homme et une femme à ses bras (Choeur 2), Oracle la regarde d'un air aimant mais inquiet.

TOURMENTE (inquiet)
Qui donc que voilà ?

CHŒUR 1
Tu ne la connais pas ? Mais c'est Ange !

ANGE (intriguée)
Qui donc que voilà ?

CHŒUR 2
Tu ne le connais pas ? Mais c'est Tourmente !

ANGE (arrivant face à Tourmente, tendant sa main)
Ange, enchantée.

TOURMENTE (s'agenouillant et embrassant sa main)
Tourmente, pour vous servir.

Scène 2

L'espoir.

ANGE
Quel merveilleux sentiment m'envahit ! Serait-donc ça la vie ? 
En un regard il m'a saisie.
En un regard il m'a comprise.
Voici enfin le sens, Voici enfin l'évidence !

ORACLE
Profite, mon ange, Tu le mérites bien.
Profite, car hélas.

ANGE
Hélas ?

ORACLE
Hélas, mais tu le découvriras bien assez vite. Profite.

Scène 3

Rupture.

ANGE
Tourmente, mon beau Tourmente, Quelle joie de te revoir !

TOURMENTE
Ange, mon bel ange.
Je viens pour te dire que je dois partir.

ANGE
Partir ? Mais quand reviendras-tu ?

TOURMENTE
Je ne sais pas.

ANGE (à elle-même)
Quelle étrange entreprise !
Sur ses sentiments, aurais-je eu méprise ?

(à Tourmente)

N'avais-tu pas, toi aussi, senti que le destin ...

TOURMENTE
Je n'ai que faire d'un destin qui me rend inutile,
Laisse-moi, Ange, et pardonne-moi.
Si ton destin est si fort, nous nous retrouverons.

Ange part, défaite et incomprise.

Scène 4

Confession.

TOURMENTE
Te trouverai-je toujours sur ma route,
Amour qui ne veut que ma déroute ?

CHŒUR 
Tourmente, Tourmente, que cherches-tu ? 

TOURMENTE
Faut-il que je brise mon cœur mille fois,
Pour qu'enfin il devienne insensible ?

CHŒUR
Tourmente, Tourmente, où vas-tu ?

TOURMENTE
Faut-il que je brise mille cœurs moi-même,
Pour qu'enfin plus personne ne m'aime ?

CHŒUR
Tourmente, Tourmente,
Pourquoi pleures-tu ?

TOURMENTE
Ne voyez-vous pas que je ne suis pas prêt ?
Que je préfère renoncer à mon bonheur,
Pour d'Ange un jour, être digne du cœur.

CHŒUR
Tourmente, Tourmente,
De quoi parles-tu ?

TOURMENTE
C'est trop peu d'avoir son cœur,
Je veux le mériter.
C'est trop peu un seul bonheur,
J'en veux offrir des milliers.
Si elle est vraiment ce qu'elle croit,
Alors Ange le comprendra.

ACTE II

Scène 1

Retour à la vie.

ANGE (seule)
Déjà plusieurs années,
Et de Tourmente je ne sais me passer.
Je ne peux que rire de moi,
Je l'ai vu si peu de fois !
Et malgré tout, c'était si vrai !

AMBITION
Ange, nous vous cherchions !
Vous joindrez-vous à nous pour la procession ?
À la déesse Europe,
Nous allons rendre hommage.

CHŒUR
Europe, Europe,
Laisse-nous te rendre plus belle !
Nous avons la foi pour te suivre,
Nous avons le courage pour te défendre,
Nous irons jusqu'au bout pour toi.

ANGE
Hélas, de ce courage qui vous anime je crois manquer.

AMBITION
Mais, Ange, vous pleurez ?

ANGE
Encore et toujours Tourmente.
Pourquoi les Destins me l'ont-ils envoyé ?
Si de le reprendre, ils étaient si pressés ?

CHŒUR
Les années passent,
Et toujours Ange ressasse.

AMBITION
Ce n'est que ça !

ANGE
Que ça !

CHOEUR
N'entends-tu pas les chants autour de toi ?
N'entends-tu pas les clameurs, les hautbois ?

ANGE
Je ne les entends que trop bien,
Mais qu'en faire sans Tourmente ?
Je sais qu'ils m'appellent,
Mais mon cœur est si frêle.

AMBITION
Je ne peux laisser aucun cœur ébranlé,
Prenez donc mon bras, et laissez-vous guider.

ANGE
N'êtes-vous pas marié à Justice ?

AMBITION
Mon cœur à moi est grand !
Et de libre, il se trouve, j'ai un petit compartiment.

ANGE
Vous êtes drôle, Ambition.
Alors rêvons !
Si les choses aussi simples que vous le dites sont, 
Alors du présent, profitons !

Ils partent en riant. 

ORACLE
De Charybde en Scylla, mon Ange va tomber.
Pire encore que ceux qui doutent,
Ceux qui croient maîtriser.

Scène 2

La chute.

Ange et Ambition sont sur un marché.

AMBITION
Athènes alors sera plus belle !

ANGE
Ne doutez-vous jamais,
De la bonté du monde,
De la volonté des Dieux ?

AMBITION
Les Dieux, plusieurs fois,
La flamme de la vie ont voulu me reprendre.
Les aurais-je offensés ? Sont-ils de mauvais dieux ?
Ou ne m'ont-ils pas fait le plus beau des cadeaux ?
Car ce qui ne va pas de soi,
Plus que tout autre, nous emplit de joie.


ANGE
Tout est-il question de point de vue ?
Ne peut-on jamais atteindre un absolu ?

AMBITION
Que de questions vous me faites me poser !
L'absolu est une idée,
Les hommes sont des hommes, forcément limités.
Sans être dupe de leur pureté,
Je crois que chez les hommes,
C'est le meilleur que je regarde.


Une charrette passe vite, Ange perd l’équilibre et tombe dans la boue.

ANGE
Aaaah !

AMBITION
Ange ! Tout va bien ?

ANGE (riant aux éclats)
Quelle gourde que je fais !
De l'absolu des idées à la chaleur du putrin,
La descente est plus rapide que l'on ne croit.

AMBITION
Vous empestez ...

ANGE
Et d'un coup je vous déplais ? 

AMBITION
Si seulement ... 

Ils s'embrassent dans la boue.

Scène 3

La lutte.

AMBITION
Mais que m'arrive-t-il ?
Quel est ce trouble qui se répand comme un vil ? 

CHŒUR
Tu nous fais peur ! Reprends-toi. 

AMBITION
Je ne comprends pas, j'avais tout prévu.
Pourquoi face à Ange me sentais-je comme nu ?

CHŒUR
Tu nous fais peur ! Reprends-toi.

AMBITION
Ange est un être entier, j'ai voulu la sauver,
Mais la couvrir de boue, voilà ce que je fais.

CHŒUR
Tu nous fais peur ! Reprends-toi.

AMBITION
Justice est ma boussole,
Pourrais-je la quitter ?
Cette pensée ne m'avait jamais même traversé.

CHŒUR
Tu nous fais peur ! Reprends-toi.

AMBITION
Tout me mène à Justice, Elle est mon évidence. 
Elle me connaît par cœur, Elle est comme ma sœur.

CHŒUR
Tu nous fais peur ! Reprends-toi.

AMBITION
Mon cœur est déchiré,
Entre qui je voulais être,
Et ce qu'au fond de moi,
Je sens sans pouvoir le distinguer.


JUSTICE (se dévoilant)
Il va falloir trancher, Ambition !

ACTE 3

Scène 1

Le procès.

Dans une salle de tribunal.


JUSTICE
Ambition, je vous accuse !
D'un serment vous m'étiez lié,
Mais ce serment, dans votre chair, dans votre cœur,
Vous le trahissez !

AMBITION
Je n'ai jamais voulu trahir personne,
Mais je sens des remous,
Du tréfonds de mon âme,
Et si je ne te trahissais point,
C'est moi que je trahissais. 

JUSTICE
Que ressens-tu pour Ange ?

AMBITION
Ange, avec son innocence,
Avec sa confiance, et ses airs vulnérables,
M'a dévoilé chez moi, une complexité,
Que je n'envisageais point.

JUSTICE
L'aimes-tu ?

AMBITION
C'est une part de moi en elle que j'aime,
C'est sa révélation.
Elle voit des choses en moi,
Dont je ne soupçonnais l'existence point.

JUSTICE
M'aimes-tu ?

AMBITION
Tu es mon socle,
Sans toi, je suis déraciné.
Mais mes nouvelles branches,
Vers d'autres cieux veulent voler.
L'oserai-je ?

JUSTICE
Ange, qu'as-tu as à dire pour ta défense ?

ANGE
Si le trouble est venu,
Je ne l'ai pas cherché.
J'aime une part d'Ambition,
tout comme j'y vois des failles,
Et je crains d'y tomber,
Et ne jamais me relever.
Car au fond de mon cœur, je ne peux partager. 

(S'adressant à Ambition)

J'aimerais tant vous dire,
De vous fier à moi et ensemble partir !
Mais mon intuition me dit de ne pas me mentir.
Après quelques douces folies,
Dans un abîme ensemble, nous nous effondrerions.

JUSTICE
Tourmente, qu'as-tu à dire ? 

TOURMENTE
Peut-on faire le procès de l'honnêteté ?
Au fond de moi je sens, je ne suis pas prêt.
Je préfère fuir à temps,
Que dans ce bourbier me retrouver un temps.

L'amour est chose complexe,
Et comment l'apprécier ?
Si de ses propres contours, on n'a pas une idée ?

Peut-on rêver d'un monde,
Sans jamais se mentir,
Et d'abord se connaître, avant de se haïr ?

Vous m'en voulez de ne pas me compromettre,

Auriez-vous voulu que je fasse des promesses ?

Et un jour les renier ?
À ce jeu, je ne crois pas vouloir jouer.

JUSTICE
Tu peux fuir, Tourmente, mais un jour viendra,

Où le chemin tu ne retrouveras pas.

Scène 2 

La délibération.

JUSTICE
Tous, vous vous croyez forts,

Mais c'est la peur qui vous scie.

Je sens votre peur le long du dos.
Je sens sur vos côtes le picotis qui ne vous lâche plus et vous monte à la tête,

Et l'angoisse et le cœur qui se serre.

Comment vous juger ?
C'est contre vous-même que vous vous battez.

Vous faites un pas en avant,
Puis vous reculez.

Vous croyez pouvoir conquérir l'amour

Comme une certitude
Vous pensez que la stabilité vous est due

L'amour est une conquête

Qui se joue chaque jour
Prendre le risque d'aimer
C'est prendre le risque d'être abandonné.

Vous préférez vous abandonner vous-mêmes

Car ainsi vous croyez votre destin maîtrisé.

Je ne vous juge pas, mais je vous condamne.
Je vous condamne chacun à rester seul,
Vous qui pour tout avoir,
Pensez que de vos désirs,

Vous ne devez rien lâcher.

Un jour viendra,
Où votre peur cessera,
Où vous vous ferez confiance.
Et espérons pour tous,
Que vous trouverez alors la délivrance.

Nous le souhaitons pour vous,
Mais surtout pour nous tous. 

Contribution

Cet article a été publié avec la collaboration de Les Mots

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