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Poésie graphique

Entretien avec Mircea Cantor

— Par Marion Mirande

Poésie graphique

Dans le cadre de la saison anniversaire de l’Opéra national de Paris, l’artiste plasticien Mircea Cantor s’est vu proposer une carte blanche pour habiller de dessins et calligraphies les pages de certains programmes de spectacle. Muni de ses pinceaux japonais, il investit les salles de répétitions où il capte les gestes et souffles des danseurs, chanteurs, chorégraphes et metteurs en scène, portant son regard singulier d’esthète sur le répertoire.  


En tant qu’artiste, vous réalisez tout à la fois des sculptures, des vidéos, des installations… Quelle place occupe le dessin dans votre création ?

Il n’y a pas de hiérarchie entre ces différents médias. Chacun répond à une nécessité liée à l’idée que je souhaite exprimer. Pour rendre compte des répétitions à l’Opéra, j’ai opté pour le dessin, mais j’aurais pu faire de la photographie. Ce qu’il y a de beau ici, c’est de pouvoir graphiquement soustraire l’essence du mouvement scénique et de se dire une fois le dessin réalisé : il est abouti, je n’ai rien à ajouter. 

Bien qu’il n’y ait pas de hiérarchie, la pratique du dessin vous accompagne au quotidien. Vous avez toujours sur vous des carnets de dessins…

Ces carnets me permettent de sortir du cadre d’un atelier où je serais devant un chevalet, et d’être tout le temps avec ma famille. Dessiner en permanence est aussi un moyen de s’approprier la réalité, de posséder l’objet. En disséquant le sujet, on comprend les lois des couleurs, des formes, de la perspective, les rapports entre les objets. Voilà pourquoi on parle d’« études ». C’est une discipline qui implique la notion d’erreur… 

Dessins pour le programme de Il Primo Omicidio
Dessins pour le programme de Il Primo Omicidio

Ces erreurs vous amènent-elles à retoucher vos dessins ?

Rien n’est retouché. Lors d’une répétition de Primo Omicidio, une des interprètes mimait avec un couteau le geste du sacrifice. Après avoir fait son dessin, je me suis rendu compte que celui-ci ressemblait davantage à un idéogramme japonais qu’au mouvement de la chanteuse. Il m’a fallu le refaire trois fois pour que les lignes du corps soient comme je l’entendais… Mais cela va très vite… Quand je parle d’erreur, c’est plutôt que je ne suis pas satisfait. Je continue en général à développer l’idée sur le moment, jusqu’à ce qu’elle me semble juste. Mais je ne reprends pas les dessins en dehors de la salle de répétition. 

Quelles sont les particularités des crayons japonais avec lesquels vous dessinez ?

Ces crayons japonais exigent une grande maîtrise du geste. Il faut savoir doser sa force pour arriver à telle ou telle intensité dans le rendu, à la justesse du dessin. J’ai toujours été fasciné par les maîtres du pinceau japonais et chinois dont l’art est intimement lié à la respiration et à l’état d’âme. Leurs dessins ne peuvent naître que lorsqu’il y a un juste rapport entre bl’intériorité et l’extériorité. Il faut un certain dosage de tensions, d’accumulation de sensations pour produire. Il m’arrive parfois de faire des dessins moins de 24h avant l’inauguration d’une exposition. Si je le voulais, je pourrais créer une œuvre dans un temps imparti. Or je ne cherche pas à entrer dans un cadre mais à ce que mon dessin soit le plus juste possible.

Dessins pour le programme du Lac des cygnes
Dessins pour le programme du Lac des cygnes

Dans la culture populaire, dès lors qu’on évoque le dessin de danse, la référence à Edgar Degas s’impose. Qu’en est-il pour vous ?

La tradition léguée par Degas est très forte, et elle peut être problématique. Par exemple, lors des répétitions du Lac des cygnes, j’ai produit quatre carnets entiers de dessins. J’avais donc un choix difficile à faire pour illustrer le programme, je ne savais pas précisément quoi montrer. Ma seule certitude était que je ne devais pas illustrer littéralement l’œuvre, ni tomber dans le cliché du dessin de danse. Je me suis d’ailleurs interdit de regarder le travail de Degas. Un de mes dessins a été fait en arrière-scène. Il s’agit d’un point de vue que le spectateur ne verra jamais depuis son fauteuil. À ce titre notamment, le cahier est original.

Vos cahiers sont également enrichis par vos références à l’Histoire de l’art… Dans le programme du Primo Omicidio, par exemple, vous citez Adam et Ève chassés du Paradis de Masaccio ou l’Agnus Dei de Zurbarán.

Oui, le cahier de dessins n’est pas uniquement une retranscription de ce que je vois en répétition. Ces références me sont apparues en lisant le livret. Il y a aussi ce portrait de femme avec une double tête, qui fait écho à Double Heads Matches, une de mes œuvres de 2002, qui représente une allumette à deux bouts. Ce motif renvoie, dans le contexte de Primo Omicidio, à la souffrance d’une mère face à la perte d’un de ses fils. Une partie de son propre corps brûle, l’autre reste là, malgré la dévastation. Dans le programme des Troyens, le dessin d’un des enfants endormis, qui renvoie aux massacres de la prise de Troie, représente un de mes fils. J’ai voulu évoquer la mort à travers le sommeil et non à travers un champ de bataille. Ce sont des petits inserts avec lesquels j’essaie de créer une narration. 

Dessins pour le programme des Troyens
Dessins pour le programme des Troyens

Ce qu’appuie les mises en page que vous concevez pour ces cahiers, où les associations sont très libres et non linéaires…

Oui, ces mises en page sont très importantes. Elles renvoient à celles des carnets de dessins, où il y a une rythmique avec des points plus ou moins forts, des accents, de l’intensité… Il y a des va-et-vient entre les motifs. C’est comme un poème en dessins. Comme un haïku. J’espère que cela se ressent lorsqu’on feuillette la publication. 

En complément des dessins, vous calligraphiez également les citations littéraires qui ponctuent les programmes de spectacle. Distinguez-vous le geste de l’écriture de celui du dessin ?

Oui et non ! Dès mes 15 ans, je faisais beaucoup d’exercices d’écriture artistique. Je travaillais à reproduire des écritures de parchemin avec des techniques diverses comme le lavis, l’aquarelle, le crayon chimique. L’écriture m’a donc toujours passionné. Ces citations sont pour moi complémentaires des dessins, et je les écris avec le même matériau. À mes yeux, certaines pages écrites sont comme des dessins. La question de la lisibilité peut parfois se poser, mais l’effet produit par une double page de citations est si visuel qu’il peut atteindre la valeur d’un dessin. 

Texte calligraphié (extrait d’une lettre de Verd à Léon Escudieri) dans le programme d’Otello
Texte calligraphié (extrait d’une lettre de Verd à Léon Escudieri) dans le programme d’Otello

Revenons à la question du motif. Observez-vous les corps des chanteurs et des danseurs de la même façon ?

En salle de répétition, que ce soit pour la danse ou le lyrique, la question commune et primordiale pour moi est le choix du motif. Que puis-je isoler pour créer un motif ? Alors que tout autour de moi est dynamique, je me dois de sélectionner ce qu’il y a d’intéressant dans l’enchaînement des mouvements. Pour le ballet, entre le moment où le pied bouge et celui de la retranscription, la jambe et le corps ont évolué. J’aime beaucoup la rapidité d’exécution à laquelle je suis contraint, les procédés qu’elle implique. 

Que retenez-vous de votre expérience en salle de répétition qui ne saurait être dessiné ?

Il y a des moments que les metteurs en scène doivent manier avec force et douceur à la fois. Il est intéressant de voir jusqu’où ils peuvent manier la lame du couteau sans faire saigner. Les artistes sont des personnes fragiles. Il faut savoir être attentif à chacun de leurs gestes… Comment écrire ses pensées, ses visions sur un corps humain ? La responsabilité est immense pour le metteur en scène et le chorégraphe. Immortaliser ces moments éphémères avec un trait incandescent, voilà comment je résumerais mon travail.

Mircea Cantor
Né en Roumanie, Mircea Cantor est un artiste pluridisciplinaire qui travaille aussi bien la photographie, la sculpture, la vidéo, le dessin et l’installation. Il a été récompensé par le Prix Ricard S.A. en 2004, le Prix Marcel Duchamp en 2011 et le Aspen Leadership Prize en 2017. Ses œuvres sont présentes dans des collections aussi prestigieuses que celles du Centre Pompidou à Paris, du Museum of Modern Art de New York, du Museo Nacional Reina Sofia de Madrid, du Castello di Rivoli de Turin, du Philadelphia Museum of Art, de la Fondation Louis Vuitton à Paris et de la Rennie Collection de Vancouver.

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