Tree of Codes
© Ravi Deepres
Théma - Tree of Codes
Olafur
Eliasson, artiste dano-islandais à la réputation internationale, signait en
2017 sa première collaboration avec le chorégraphe Wayne McGregor en créant
pour le ballet Tree of Codes un
décor déjouant perspective et perception. Retour sur le travail d’un artiste
total.
Les premières minutes du spectacle annoncent d’emblée le programme scénographique pensé par le plasticien : une fois l’espace plongé dans l’obscurité totale, les danseurs qui évoluent sur la scène sont équipés de points blancs et lumineux, fixés à l’endroit de leurs articulations, rappelant par là-même les bandes blanches cousues par Étienne-Jules Marey sur les combinaisons noires de sujets (se déplaçant devant un fond également noir) dans le but d’analyser la structure du mouvement. Ses prises de vue dites « chronophotographiques » servirent de références, autour de 1912, lors de la naissance de l’art abstrait, autant à Marcel Duchamp pour son Nu descendant l’escalier n° 2 qu’au futuriste Giacomo Balla et à ses vibrantes Compenetrazioni iridescenti. Ouvrir ainsi Tree of Codes marque la pensée structuraliste d’Eliasson. Cette abstraction - pour ne pas dire extraction -, de l’apparence « naturelle » des danseurs, vêtus de couleurs primaires, donne naissance à une nébuleuse lumineuse et agitée. De la même façon, ces corps de danseurs, par la suite bel et bien visibles car dûment éclairés, se verront mis en abîme, démultipliés dans l’espace par un jeu de réflexion.
Dans ce vaste projet moderne de décloisonnement et d’ouverture des Beaux-Arts vers le temps et l’espace réels de la perception, le propos d’Eliasson n’est pas tant de donner naissance à un objet ou à une image que de questionner l’instabilité et l’inconstance de notre perception. En effet, le cadre posé par l’artiste est celui d’une chorégraphie libre, en quelque sorte sans partition. L’adaptation d’Eliasson à la logique d’un spectacle de danse était primordiale. Car les corps concernés ici par les effets ne sont plus ceux des visiteurs d’une de ses expositions, mais ceux de professionnels exécutant une chorégraphie précisément orchestrée. Toutefois, et ce détail revêt une importance considérable, des spectateurs de Tree of Codes, pourtant bien assis sur leur fauteuil, se trouvent, au cours de la représentation, pointés de façon erratique par une poursuite lumineuse, laquelle renvoie alors leur image dans le fond de la scène, donnant une seconde l’impression qu’ils s’y situent. « Mon travail porte sur l'implication du public », lorsque « s’opère une inversion du sujet et de l’objet, précise l’artiste, le spectateur devient l’objet, l’environnement devient le sujet. » Eliasson questionne les propriétés spatiales, les limites de la scène pré-existante. De même, l’idée de Bertolt Brecht de « briser l’illusion théâtrale » n’est pas non plus écartée par Eliasson dans la mesure où un outil essentiel du dispositif scénique de Tree of Codes est l’illusion avérée, produite par des jeux d’éclairage et des glaces sans tain. Cette illusion est alors explicite ; elle dit son nom et s’exonère ainsi de tout dessein manipulateur.Matthieu Poirier est historien de l’art. Il a écrit sa thèse de doctorat sur l’art optique et cinétique (Université Paris-Sorbonne). Il fut à ce titre commissaire de l’exposition « Dynamo » aux Galeries nationales du Grand Palais en 2013.
Votre lecture: Scénographier la perception