Quel chemin vous a conduit à Tristan et Isolde ?
Quand on discute avec les chanteurs que vous dirigez, on remarque à quel point ils sont touchés par le fait que vous leur demandiez de la vérité et peu de théâtralité.
Ce qui
m’intéresse le plus est l'humain en tant que miracle. Quand j’étais jeune, mes
spectacles étaient critiqués pour manquer de théâtralité dans le jeu. Or pour
moi, la vie politique l’était bien assez et ça me suffisait ! J’ai donc cherché
une forme d'expression qui délaisse la pure théâtralité mais qui mette en avant
l’être humain, avec ses fragilités et sa luminosité. Il faut parfois beaucoup
de patience et d’implication avant de voir la personne se révéler. Mais cette
patience vaut la peine. C’est alors un immense privilège d’assister à cette
naissance. Les artistes sont des gens incroyablement généreux et courageux que
j’invite à faire des choses très difficiles. Mes spectacles peuvent paraître
dépouillés mais ils sont enrichis par la contribution de tous ces artistes. Le
fait d’avoir des espaces non illusionnistes mais nus permet de mieux saisir
leur présence que je souhaite grande. Si on peut sentir la majesté de la
personne, le but est atteint.
Dans « Tristan », votre travail sur l’espace s’étend du plateau à la salle où les chanteurs sont dispersés. C’est une expérience très forte pour le spectateur qui se retrouve enveloppé par la musique.
Le fait d’avoir les chanteurs à proximité permet aussi de donner une forme intime à cette œuvre aux dimensions musicale et dramatique incommensurables.
Je voulais éviter que les chanteurs soient comme une image distante. Ils devaient être proches de la fosse, proches des spectateurs pour que l’expérience soit sensuelle. On doit pouvoir sentir chaque mot, chaque respiration. L’angoisse des chanteurs doit devenir la nôtre. Mais Wagner a aussi besoin de distance. Pour les appels de Brangäne, cette musique sublime doit être perçue comme si elle venait de la lune. Alors que les deux amants font l’amour, sont coupés du monde, ces appels d’où viennent-ils ? Sont-ils seulement réels ? Leur provenance et leur dispersion dans l’espace doivent être nimbées de mystère. De même que la menace des cors doit être perceptible partout. Au premier acte, le chant des marins qui conduisent le navire nous renvoie au XIXe siècle et au mécontentement sous-jacent d’une classe sociale... On est presque chez les Nibelungen !
Les voix doivent physiquement se trouver dans des lieux où on peut sentir les échos de ces événements. Ils deviennent des espaces de mémoire, prophétiques dans une dramaturgie sans événement.Comment vous et Bill Viola vous êtes-vous retrouvés associés dans ce projet ?
On reproche souvent à ses vidéos de phagocyter l’opéra de Wagner, mais on oublie combien elles sont en phase avec le temps dicté par l’action...
Oui. À
la différence d’un décor avec des toiles peintes, les vidéos de Bill Viola sont
en mouvement. Elles amènent une
temporalité qui suit la musique de Wagner. À ce titre, elles sont au ralenti. Ce
procédé révèle alors les secondes dans les secondes, les minutes dans les
minutes, etc. Seule cette expérience de l’intériorité du temps, comme lors de
longs pèlerinages, nous permet d’avoir des révélations, de comprendre l’essence
des choses. Chez Wagner, il y a une temporalité très étirée qui dialogue avec
une action soudaine qui ne dure que très peu de temps. Il fallait amener cet
instant, le rendre étonnant en créant un objet qui, durant 90 minutes,
maintient une tension.
De même que les vidéos rendent visuellement compte de la temporalité dramatique de l’œuvre, la musique nous permet d’envisager différemment une œuvre visuelle qu’on a pu voir dans des lieux d’exposition...
Vous évoquiez en début d’entretien la dimension bouddhiste de l’opéra - une religion qui intéressait particulièrement Wagner. Pourriez-vous revenir sur l’aspect spirituel de l’œuvre ?
Bill
et moi étions particulièrement intéressés par les traditions bouddhistes. Il a
pris très au sérieux les étapes qu’on traverse en disparaissant de ce monde :
le passage d’un état brûlant à un autre extrêmement froid, les liquides qui
s’en vont... On comprend alors ce qui est libéré dans cette lutte. C'est ce que
résume le troisième acte. Au bout de quatre heures, la musique devient d'une
complexité et d’une tension extrêmes. C’est particulièrement « challengeant »
pour les instrumentistes et l’interprète de Tristan de qui on exige une force
que personne ne possède arrivé à ce stade. Cette énergie perdue, ils doivent
aller la chercher à la source où se trouver un second souffle leur permettant
d’achever ce qui semble impossible. Ils sont transcendés. On est alors
confronté à la plus belle chose jamais écrite, un monde à la fois sensuel et
spirituel qui n’est ni chrétien, ni bouddhiste mais tout ça à la fois. Ceci
résume aussi l’œuvre de Bill Viola.
« Tristan » est une œuvre qui, du début à la fin, nous confronte à la mort et nous amène à la regarder différemment…
Est-ce pour cela qu’à ce moment, pour la première fois, les chanteurs regardent l’écran où Tristan s’élève ?
Cette image fait référence à la toile du Titien qui obsédait Wagner quand il composait « Tristan »1. De même que dans le tableau, où la Vierge s'élève, portée par un souffle nouveau qui contraste avec le désespoir des gens dans la partie inférieure, Isolde invite ceux qui entourent Tristan, qui sont dévastés, à regarder une autre réalité. Le Liebestod peut être un piège et est souvent traité comme un moment fixe. Musicalement, il nous échappe, rien ne nous a préparés à cette musique. Et rien sur scène ne parvient à égaler ce passage. Or l’apparence que Bill a donné à cette idée de transfiguration est si profonde, si complexe… La rencontre des contraires amène à quelque chose d’extraordinaire. Nous pouvons dire qu’un artiste visuel est parvenu à créer des images aussi transcendantales que l’est la musique de Wagner.