Alors qu’il revient à
l’Opéra de Paris après Moses und Aron, donné en 2015, le metteur en
scène Romeo Castellucci évoque « la blessure » que lui a causé Il
Primo Omicidio et les fulgurances d’images qui l’ont poussé à s’emparer de
cet oratorio de Scarlatti.
Le plus difficile, lorsque l’on met en scène un opéra, c’est de faire sienne une pièce du répertoire. Comment s’approprier Il Primo Omicidio de Scarlatti ?
R.C. : D’abord, je dois me dépouiller de toutes mes
protections en me plongeant dans une écoute profonde qui n’a rien à voir avec
une écoute cultivée ou culturelle. L’œuvre doit pénétrer en moi et d’une
certaine façon me blesser. S’il y a une blessure, alors il y a une ouverture et
quelque chose peut arriver. Pour concevoir une forme nouvelle, il faut avoir la
conviction enfantine d’être l’auteur de la musique. Évidemment c’est
mégalomane, en tout cas pas exactement raisonnable, mais parfois, les choix
raisonnables sont les pires. Il faut se perdre dans une tâche beaucoup plus
grande que nous et dépasser la peur. Il y a un rapport évident à la peur de
l’échec, mais nous avons besoin de cela.
Lorsque vous avez créé Orphée et Eurydice de Gluck à La Monnaie à Bruxelles, une image vous était apparue dans votre voiture : vous avez vu Eurydice sous les apparences d’une femme dans le coma. Le voyage d’Orphée dans les enfers devient alors un film tourné en temps réel à travers Bruxelles, à la rencontre d’Els, une femme sujette au Locked-in syndrome. Une image de ce type vous est-elle apparue pour Il Primo Omicidio ?
R.C. : Oui, j’ai eu une fulgurance d’image, mais
celle-ci n’a pas marché. J’ai dû abandonner.
Pourquoi n’a-t-elle pas marché ?
R.C. : Je voulais faire participer de vrais
fratricides. C’était important pour moi de les avoir physiquement sur le
plateau dans le deuxième acte. Il y aurait ainsi eu une sorte de double
narration. Nous avons pu rencontrer deux fratricides, un en France, l’autre en
Italie, mais bizarrement – ou peut-être pas – ils ont tous les deux commis une erreur
en prison juste avant d’obtenir la permission du juge. Cela relève de la
psychologie profonde…
La musique de Scarlatti est tellement belle qu’elle devient un danger pour vous : elle vous distrait.
R.C. : Nous sommes toujours victimes de la
musique. Nous ne sommes pas protégés
face à elle. Ce n’est pas un livre ou un discours : la musique est un
poison qui nous perturbe de manière morbide. Je crois que c’est Hegel qui
écrivait : « La musique est la
nuit du philosophe ». La musique est une arme contre l’auditeur, mais
c’est ce qui fait sa richesse. La tragédie grecque aussi, d’une certaine façon,
joue contre le spectateur : elle le pousse dans un retranchement, dans un
choix impossible auquel il ne peut échapper.
Selon vous, la principale différence entre l’opéra et le théâtre se joue moins dans la musique que dans le rapport au temps.
R.C. : Le temps est la matière la plus importante au
théâtre, c’est notre plastique. La qualité du temps, le fait qu’on puisse
l’étirer, le comprimer, changer sa nature dépend totalement de la mise en
scène. Le temps pour le metteur en scène, c’est comme la couleur pour le
peintre ou le marbre pour le sculpteur. À l’opéra, cette dimension est donnée,
c’est l’architecture majeure. Ensuite il y a la tonalité émotive de la musique
et le livret. On peut trouver un angle d’interprétation pour le livret, mais on
ne peut rien changer à la musique et au temps. Il faut alors remonter à la
source, comme en inverse engineering,
démonter la musique pour comprendre le principe philosophique de ses nœuds,
aller profondément dans la fibre de la composition pour pouvoir prendre la
place du musicien.
En quoi la musique baroque résonne-t-elle avec notre époque ?
R.C. : Les thèmes qui sont traités ne sont jamais
anecdotiques. Ils sont universellement simples, profonds et radicaux. Il y a
toujours un combat entre la vie et la mort. Le baroque est l’expression
artistique la plus proche de la mort, elle est née de l’expérience de la grande
peste ; elle est comme une fleur du mal, une fleur obscure.
La religion a éventuellement le devoir de créer de la peur, le théâtre n’a selon vous aucun devoir. Or, l’oratorio est une forme musicale religieuse. Comment échapper à cette dimension dans la mise en scène ?
R.C. : À travers le blasphème. Il faut faire très
attention à ce mot, car c’est comme de la dynamite. L’oratorio n’est pas un
objet de foi, il n’a rien à voir avec la foi. Il ne s’agit pas d’être sauvé ou
éduqué par cette forme. Au contraire, il s’agit plutôt de découvrir l’autre
côté, le côté de l’ombre. Et dans ce cas-là, la perspective est inversée :
Dieu n’est plus le juge, il s’agit de juger Dieu. C’est le regard du fils vers
l’adulte, de la créature vers Dieu. C’est en cela que l’œuvre est
blasphématoire : l’objet est le même mais le point de vue est inversé.
Où avez-vous puisé l’inspiration des poses que prennent les chanteurs ?
R.C. : Dans les répertoires baroque et néoclassique
d’Italie et de France principalement. C’était pour moi une manière d’assumer le
côté pathétique, mais aussi de m’inscrire dans la rhétorique de l’histoire de
l’art. C’est un choix pour ne pas choisir. J’ai besoin de la conviction de
n’avoir rien inventé, de l’illusion que je ne suis pas là. J’ai besoin de ne
pas être là, je ne supporte pas les langages artistiques dans lesquels je peux
lire les intentions de l’artiste. Ce n’est plus de l’art, c’est de la
communication, de l’ego. Et l’art n’est pas la place de l’ego. C’est plutôt une
question de disparition : ça, c’est la grande leçon de l’histoire de
l’art.