S’il plaît encore au théâtre de plein air d’inscrire Aida dans son antiquisant décor original, de nombreux points de vue dramaturgiques cherchent à l’extraire des terres égyptiennes. En découlent des productions dont les lumières éclairent l’universalité des thématiques de l’œuvre et leur forte résonance avec notre époque contemporaine. Historien de la musique et spécialiste de dramaturgie lyrique, Thierry Santurenne nous expose ces intentions.
Les metteurs en scène contemporains déterritorialisent volontiers les
arguments des opéras. La transposition de l’intrigue à des époques et en des
lieux autres que ceux prévus par le livret ouvre en effet des perspectives
interprétatives parfois inédites et amplifient les résonances modernes de
l’ouvrage. Certaines œuvres ont longtemps résisté à ce type de démarche, soit que
le hiatus avec les données littérales eût été trop marqué, soit que la
fascination du public pour le contexte historique et culturel mobilisé par
l’opéra dissuadât les scénographes d’opérer une relecture iconoclaste. Les
dernières barrières mentales sont tombées : Herbert Wernicke a extirpé Le Chevalier à la rose de sa bonbonnière
rococo pour le projeter dans une temporalité et un espace définis par la seule
multiplicité des allusions et références tandis que, dans leurs récentes
productions de Dialogues des carmélites,
Calixto Bieito, Christophe Honoré, Dmitri Tcherniakov et Olivier Py éludent
l’évocation de la Révolution française au bénéfice de l’actualisation du drame.
Et il n’est pas jusqu’aux séductions de la Chine de légende de Turandot auxquelles Robert Carsen n’ait
préféré l’universalité du propos puccinien (Opéra Flamand, 1992). Toute œuvre
est ainsi appelée à perdre son ancrage initial pour satisfaire aux attentes
d’une modernité, exigeant qu’elle la mène vers des rivages nouveaux.
En revanche, l’imagerie égyptienne d’Aida n’était pas un mince obstacle à la
revitalisation scénique de l’ouvrage. Comment lutter en effet contre les
prestiges d’une égyptomanie déjà ancienne dans le courant de laquelle
s’inscrivaient eux-mêmes Verdi et ses collaborateurs ? La campagne
d’Égypte de Napoléon avait favorisé le développement de l’égyptologie autant
qu’attisé l’intérêt du public pour les vestiges d’un passé prestigieux, ce dont
témoignent diverses productions culturelles allant de la désinence
« Retour d’Égypte » du style Empire au Roman de la momie (1857) de Théophile Gautier, en passant par les
aquarelles du peintre britannique David Roberts. La monumentalité, les rites et
les images d’une civilisation disparue fournissaient au genre du grand opéra
dont relève Aida, cette matière
spectaculaire dont il rehaussait sa peinture des drames humains déterminés par
l’Histoire. Certes, de véritable reconstitution historique il ne fut jamais
question, y compris pour l’égyptologue Auguste Mariette dont l’érudition ne
constitua que le fondement sur lequel s’édifia l’Égypte théâtrale, et donc
imaginaire, de l’opéra de Verdi. S’offrait là d’emblée la possibilité de se
distancier d’un historicisme exotique auquel il était avant tout demandé de
montrer, sous un jour nouveau, les conflits et les situations archétypales de
la dramaturgie lyrique, qu’il s’agisse de
l’opposition tragique du cœur et du devoir ou de l’oppression par le
pouvoir et la religion – dans la meilleure tradition de cet orientalisme
européen transplantant les passions en terre étrangère afin de les considérer
d’un œil neuf ou d’en raviver l’éclat. Sur ce point, l’essentiel était bien,
pour Verdi, la passion amoureuse, qu’il dépeint dans les scènes intimistes, et
non pas les tableaux d’ensemble tels que le défilé du triomphe ou les
cérémonies religieuses qui en sont les faire-valoir.
Renoncer au péplum ?
Or l’émergence du cinéma ne fut pas sans influer
sur les réalisations scéniques d’Aida au
XXe siècle, avec pour effet de déplacer l’intérêt sur les poncifs de
l’œuvre et de lui conférer de facto un surcroît de grandiloquence. Il n’est pas
anodin que soient presque contemporains la première production de l’opéra aux
arènes de Vérone en 1913 et le film de D.W. Griffith Intolérance (1916), lequel comporte une séquence évoquant les
fastes de Babylone avec une profusion inégalée de moyens : le septième art
relayait les fastes du grand opéra avec une surenchère visuelle
particulièrement éloquente dans Cléopâtre
(1934) de Cecil B. DeMille dont le clou est la fête
en l’honneur de Marc Antoine, prétexte à danses orientalisantes et décors
luxueux. Dès lors, les mises en scène d’Aida
ne pouvaient plus être en reste en termes d’opulence pharaonique, de sorte que
palmiers, sphinx et ornements furent longtemps de rigueur sur les plateaux
lyriques – et ils le sont encore dans le cadre particulier des représentations
de plein air, tenues de séduire un public dont l’égyptomanie désormais moins
érudite que décomplexée emprunte aussi bien à la rêverie touristique qu’à la
fantaisie bon enfant du Roi Scorpion
(2002) de Chuck Russell, une des meilleures réussites, de ce point de vue,
étant celle de La Fura dels Baus à Vérone, en 2013.
Parmi les derniers avatars
notoires de cette esthétique du péplum dans une salle à l’italienne, on
mentionnera les productions des cinéastes William Friedkin (Turin, 2005) et
Franco Zeffirelli (Milan, 2006). Par contraste, leur démarche illustrative
permet de prendre toute la mesure du renouvellement de l’approche dramaturgique
d’Aida, dépouillée en d’autres lieux
des oripeaux kitsch d’une tradition erronée. Sur la scène de la Scala, Peter
Stein offrait en 2015 une lecture dont
la fidélité aux indications du livret allait de pair avec le renoncement à la
surcharge antiquisante, les références à l’Égypte se résumant à quelques citations telles
que trône et flabella. Comme chez Robert Wilson (Covent Garden, Londres, 2003),
un Orient stylisé se substituait à l’emphase décorative pour concentrer
l’attention sur l’essence du drame.
Le noyau de l’œuvre
La production de Wieland Wagner pour le Deutsche
Oper de Berlin en 1961 avait constitué un jalon essentiel dans la redécouverte
du foyer expressif de l’opéra. Ainsi qu’il le
confiait au critique Antoine Goléa en 1966, Aida était pour l’artisan du nouveau Bayreuth « du symbole
pur, par le lieu, par l’époque et par les personnages de l’action » (Entretiens avec Wieland Wagner, 1967),
avec une architecture dramatique articulée autour du conflit atemporel entre
Eros et Thanatos. Dans sa mise en scène, la violence guerrière et l’hiératisme
religieux se teintaient d’archaïsme primitif tandis que la chambre d’Amneris
s’ornait d’un gigantesque phallus objectivant les obsessions de la princesse.
Par ailleurs, Wieland Wagner prenait le contre-pied des attentes en faisant du
tableau du triomphe une scène nocturne, afin de rendre compte de l’obscurité
envahissant l’âme d’un Radamès soumis à la pression sociale. À l’inverse, le
souterrain était figuré par « la lumière diffuse d’un jour surnaturel, qui
appartient à un monde meilleur ». Grâce à ce renversement, le metteur en scène allemand renouait avec le
véritable esprit de l’ouvrage. La radicalité de Peter Konwitschny à Graz, en
1994, reprenait les principes de Wieland Wagner. Une boîte grise, à l’extérieur
de laquelle était relégué le chœur, accueillait les évolutions des
protagonistes autour d’un canapé rouge associé à la toute-puissance du désir. Aida redevenait un huis clos où le
triomphe n’était plus qu’une scène de fête triviale avec cotillons et
serpentins. Là encore, un « ailleurs » était suggéré dans la scène
finale où les amants s’éloignaient vers une vidéo montrant les alentours du
théâtre : en route hors de l’opéra, condamnés à cheminer dans nos
consciences de spectateurs conviés à percevoir, à travers le destin des héros,
toute la modernité de l’œuvre ?
Dans son essai L’Orientalisme (1978), Edward Saïd avait cherché à démontrer que l’Occident asseyait sa domination politique et culturelle de l’Orienten en recréant l’image à sa guise. Par la suite, Culture et Impérialisme (1993) désignait Aida comme exemple de cette emprise idéologique. Affirmation polémique qui fait litière de l’originalité verdienne, mais permet de comprendre pourquoi les productions récentes de cet opéra expriment une certaine mauvaise conscience occidentale. Qu’ils situent l’action dans un musée dont les vitrines contiennent des antiquités égyptiennes (Pet Halmen, Staatsoper, Berlin, 2007) ou à la cour du khédive Ismaïl Pacha, vers l’époque de la création de l’opéra (Nicolas Joël, Zurich, 2006), les metteurs en scène créent un effet de distanciation signifiant qu’une réception naïve d’Aida n’est plus guère possible au regard de la substance du drame, miroir privilégié des égarements contemporains, ce qui justifie l’évacuation de toute référence directe à l’Égypte ancienne.
Promus représentants des
damnés de la terre, l’héroïne et ses compatriotes deviennent les victimes du
bellicisme et, plus largement, de la violence humaine : de même qu’Olivier
Py (Paris, 2013) aligne tank, soldats en treillis et charniers, un croiseur à
canons jette son ombre sur la scène du triomphe
(Nicolas Joël) pendant laquelle des prisonniers sont éventrés chez David
McVicar (Londres, 2011) – Tatjana Gürbaca
(Zurich, 2015) recourant à des images d’humiliation de soldats de sinistre
mémoire. Dans un stade empli de consommateurs de la middle class est donné en spectacle l’asservissement d’immigrés
tenus de les servir et de les distraire (Calixto Bieito, Bâle, 2010). La
rébellion provoquée par l’exhibition d’Amonasro en cage conduit à une rétorsion
menée par des ploutocrates, figure complémentaire du pouvoir politique :
ailleurs, des mendiantes ramassent les aumônes d’un Roi (Luca Ronconi, Milan,
1986) dont la haute couronne grotesque chez Torsten Fischer (Munich, 2014)
souligne l’impéritie, renforcée par sa collusion avec un clergé omnipotent, ce
que met en relief la bénédiction du tank par un prêtre à la fin du premier acte
dans la conception d’Olivier Py. Si Waldemar Kamer (Amsterdam, 1999) donnait à
voir l’émergence du fascisme, ce sont désormais les incertitudes actuelles que traduisent le plus volontiers
les metteurs en scène. En atteste sans ambages la présence au-dessus de la
scène lacustre de Bregenz (Graham Vick, 2009) d’une statue de la Liberté en
morceaux, symbole d’un impérialisme vacillant.
Thierry Santurenne est historien de la musique, agrégé de lettres modernes et docteur en littératures française et comparée, il est spécialiste de dramaturgie lyrique. Il a récemment publié Robert Carsen. L’opéra charnel (Presses Universitaires de Vincennes, 2016), ouvrage consacré à l’esthétique du metteur en scène canadien.