Carmen revient à l’Opéra Bastille dans la production mythique de Calixto Bieito. Le metteur en scène, qui a revisité pour l’Opéra Lear d’Aribert Reimann et Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi, livre son interprétation de l’œuvre de Bizet et sa vision de Carmen, femme complexe aux multiples visages.
Cela fait une vingtaine d’années que votre mise en scène de Carmen tourne à travers le monde. Vous souvenez-vous de comment vous aviez abordé cet opéra ?
Calixto Bieito : En mettant en scène Carmen, j’ai avant tout cherché à
libérer cet opéra des clichés. Je ne voulais pas l’enfermer dans un mythe,
encore moins dans celui de la féminité. Je l’ai abordée comme un personnage humain,
universel, comme ceux de Shakespeare.
Comment décririez-vous « votre » Carmen ?
C.B.: Ma Carmen est faite de
chair et d’os. Elle n’incarne personne d’autre qu’elle-même : une femme de
son temps avec son propre ADN. Il s’agit d’un personnage très concret, comme
l’est d’ailleurs Don José. Revenir à sa part d’humanité signifiait souligner ses
nombreuses contradictions, les aspects noirs et les aspects lumineux de sa
personnalité. C’est commettre une erreur, je crois, de voir en Carmen une femme
fatale ; elle est simplement une femme complexe aux multiples visages, qui
sont tous exposés par la musique de Bizet.
On a parfois pu lire que votre Carmen était une prostituée…
C.B.: Je me méfie des mots que
les critiques posent sur mes mises en scène. Carmen – pas plus que Frasquita ou
Mercedes – n’est une prostituée. Il peut lui arriver d’entraîner les soldats, de
les faire boire, de se donner à eux si elle en a envie, aussi brutaux soient-ils,
de participer à de petits trafics aussi… Mais elle est avant tout solitaire, pas
spécialement éduquée, simple. Elle veut aimer, se sentir désirée, courir, voler…
À travers le couple Carmen-José tel que vous le représentez, on a l’impression que vous dépassez le fait divers pour viser une forme de violence plus sociétale et systémique…
C.B.: José est un homme
violent et en souffrance qui lutte contre lui-même, le devoir, l’influence de
sa mère, contre ses obsessions. À travers lui, j’ai voulu souligner une
violence quotidienne et contextuelle. Nous vivons des temps particulièrement
cruels, où l’intolérance et la violence affectent les sphères sociale, économique
et, bien sûr – je pense ici à l’Espagne –
domestique.
Le meurtre final est présenté de manière très crue…
C.B.: Oui. Je réfute l’idée
que Carmen chercherait la mort et provoquerait José pour être tuée. Carmen veut
vivre et se sentir vivre.
Carmen est l’un des opéras les plus joués à travers le monde. Comment assume-t-on un tel imaginaire collectif, une telle attente du public ? Comment s’en libère-t-on ?
C.B.: Bien que je vienne d’une
famille de musiciens et que je sois tombé tôt dans l’opéra, je n’ai pas voulu aborder
Carmen en portant le poids d’une
tradition. Je n’avais pas d’image en tête, mon travail s’est construit à partir
d’une écoute attentive de la musique. C’est un spectacle auquel nous avons
donné différentes lumières qui se réfèrent aussi bien à Goya, Zurbarán qu’à
celle que l’on peut goûter dans le désert marocain. Nous ne nous référons pas à
une époque précise ; il pourrait s’agir de la fin du franquisme comme du
début des années 80... Le quintette contient une référence parodique à
l’Espagne folklorique : je l’ai voulu saccadé, sarcastique, cynique.
Mercedes et Frasquita portent des costumes de flamenco qui renvoient à ce que
les touristes viennent chercher en Espagne. Il s’agit bien sûr d’une charge
ironique.
Dans votre relecture, le thème de la frontière est très présent. Un thème qui résonne fortement dans l’actualité…
C.B.: Oui et cela peut d’ailleurs
paraître opportuniste aujourd’hui, vue l’importance médiatique prise par les
questions migratoires, de le décrire comme un élément essentiel de cette
production créée il y a près de vingt ans. Carmen est une frontière, au sens
littéral, physique et métaphorique. Et lorsque j’ai créé le spectacle, il y a dix-huit
ans, cette question n’était pas aussi globale et inévitable qu’elle l’est devenue.
La question géographique est par ailleurs appuyée dans le traitement du plateau
telle une zone désertique. Le taureau n’est pas une image de la virilité :
il nous renvoie à l’idée de solitude propre à ces espaces. Il est identique à
ceux qui bordent les routes des Monegros, notamment, près de Saragosse. Des
paysages montagneux habités par ces géants que l’on distingue à des kilomètres
à la ronde.
Propos recueillis par Marion Mirande et Simon Hatab
Carmen de Georges Bizet « Jamais Carmen ne cèdera, libre elle est née, libre elle mourra », lance l’héroïne de Bizet à Don José à la fin de l’opéra....