L’art du contrepoint
Chez Claus Guth, la musique est à la base de la réflexion dramaturgique et ce que l’on voit sur scène tour à tour caresse, frictionne, questionne ce que l’on entend. Le metteur en scène fait sa première apparition en France à l’Opéra national de Lorraine en 2009, dans une co-production avec le Theater an der Wien du Messie de Haendel, oratorio réputé aride à la mise en scène. Particulièrement dans ce spectacle, l’invention scénique découle de l’écoute critique du metteur en scène, elle est le contrepoint de l’œuvre musicale et l’enrichit d’une nouvelle strate de signification. Par exemple, l’Alléluia – célébration par excellence, comme l’a dit Hannah Arendt, de « l’espérance et de la foi dans le monde »[1] dont la naissance est porteuse – est chanté autour d’un cercueil. Au centre de cette production, un personnage de suicidé, un businessman raté, privé de toute virilité par son épouse adultère. Les personnages sont vêtus de la banalité du costume-tailleur, mais mis à l’épreuve de situations extrêmes dans un dispositif scénique faisant se succéder grâce à un plateau tournant divers lieux où l’intime entre en collision avec le paraître, du funérarium à l’entreprise en passant par la chambre conjugale. Une constante dans le travail de Claus Guth est non pas d’illustrer, mais d’offrir un reflet nouveau aux œuvres en y distillant ses propres signes et symboles, sans s’inféoder ni aux rythmes ni aux timbres. Le drame qu’il tisse sur scène actualise le lyrisme de Haendel et rend palpable l’urgence originellement présente dans l’œuvre. Cette incarnation du Messie illumine ses thèmes fondamentaux qui sont la culpabilité, le rapport à la mort et l’espoir, tout en réussissant le tour de force de faire de cet oratorio le théâtre d’un mal-être contemporain dans un monde bouleversé par les crises – autant spirituelle, familiale, qu’économique.
Une constante dans le travail de Claus Guth est non pas d’illustrer, mais d’offrir un reflet nouveau aux œuvres en y distillant ses propres signes et symboles, sans s’inféoder ni aux rythmes ni aux timbres.
Raconter les récits cachés des opéras
Dans une co-production de l’Opernhaus de Zürich et du Teatro Liceu de Barcelone en 2011, Claus Guth dépouille Parsifal de sa mystique comme il avait dépouillé le Messie de sa christianité pour le transposer dans l’Allemagne de la Première Guerre mondiale. Le décor nous fait évoluer dans les différentes pièces d’un manoir/sanatorium en décrépitude, servant d’hôpital de campagne, où les chevaliers recueillent des soldats blessés. Dans cet ancien monde en train de s’écrouler, l’opéra de Wagner est présenté comme la transformation d’un de ces jeunes soldats blessés en leader charismatique. En proposant cette lecture de l’œuvre, il nous fait réentendre la puissance d’exaltation de la musique wagnérienne, nous fait pressentir sa dangerosité potentielle, sa vénénosité intestine. Proposition osée et à la réception délicate car rappelant des heures sombres de l’Europe ou le fascisme s’annonce. Claus Guth n’est pourtant pas un metteur en scène qui cherche à choquer où se complaire dans la polémique. Si les relectures fortes sont caractéristiques de son travail, l’ostentation ne l’est certainement pas. Révélateur des récits cachés des opéras, Claus Guth met en exergue des subversions souterraines qui affleurent sans étouffer le spectateur. Toujours élégamment mises en espace, avec une palette de couleurs harmonieuse, les productions de Claus Guth concilient l’intelligence avec le sensationnel grâce à une qualité d’exécution à l’attrait universel. Mais sous la surface soignée des décors, la violence n’est pas moins présente et le destin des personnages ne nous apparaît pas de façon moins implacable. Car tous ces moyens sont orientés vers un même but : raconter l’histoire. Claus Guth cherche à libérer notre vision et notre écoute des traditions de représentation de ces grands opéras pour nous les faire découvrir à nouveau, sous un angle inédit.
Laboratoire des émotions humaines
Le metteur en scène est attiré par la face cachée ou face sombre des comédies. L’humour chez Claus Guth n’est pas délassant mais au contraire déroutant.
La monstruosité des pulsions intérieures et le lustre des surfaces
Le soin apporté à la construction des personnages est un moyen de prédilection de Claus Guth pour illuminer la profondeur psychologique des œuvres. Peut-être est-ce précisément cela qui évite au metteur en scène le piège dans lequel tombent certains de ses pairs à la carrière dont la longévité et la stabilité n’est possible qu’en provoquant un certain consensus, et donc un manque de folie. Claus Guth n’a pas peur d’explorer les imperfections des personnages. Des productions telles que celle de Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss à la Scala de Milan en 2012, reprise à Covent Garden l’année suivante, kaléidoscope freudien de projections de l’esprit du personnage principal de l’Impératrice, témoignent d’une passion pour les possibilités théâtrales qu’offre l’inconscient. Du travail de Claus Guth émane une fascination pour les tensions entre la monstruosité des pulsions intérieures et le lustre des surfaces. Les mobiles et les volontés, scrutés par l’œil aiguisé du metteur en scène, sont dépouillés et les personnages écorchés vifs. Les ressorts dramatiques des carambolages humains que sont la plupart des opéras nous apparaissent avec une vérité accablante. L’on ressent chez Claus Guth, comme souvent dans les productions modernes au retentissement durable, – et le metteur en scène en a signé plus d’une – que les sujets du drame ont peu ou rien appris de leur expérience. Nous – les spectateurs – sommes les sujets que Claus Guth responsabilise au fil de ses mises en scènes qui sont comme autant de miroirs critiques. Claus Guth nous promet un Rigoletto sans espoir de rédemption et nul doute que le metteur en scène saura offrir à l’œuvre des prolongements insoupçonnés.
Rigoletto de Giuseppe Verdi
Placée sous la direction de Nicola Luisotti, cette nouvelle production de Rigoletto marque la première collaboration du metteur en scène Claus Guth avec l’Opéra de Paris.