Premier grand ballet romantique, La Sylphide avait disparu du répertoire jusqu’à ce que Pierre Lacotte, tel un archéologue, déniche, collecte et reconstitue les pièces du puzzle. Méticuleusement, il redonne vie à un chef-d’œuvre qui continue par son mystère et sa poésie de nous enchanter. En 2013, lors de la dernière représentation de La Sylphide à l’Opéra Garnier, la journaliste Rosita Boisseau avait rencontré le chorégraphe, l’invitant à restituer l’histoire de ce ballet, peu ordinaire.
Quelle est l’importance de La Sylphide dans votre trajet artistique ?
Ma passion pour La
Sylphide, ballet chorégraphié par Filippo Taglioni en 1832 sur la musique
de Schneitzhoeffer, remonte à l’enfance. À 10 ans, je suis entré à l’École de
Danse de l’Opéra de Paris, située à l’époque au Palais Garnier. J’ai commencé à
fréquenter la Bibliothèque de l’Opéra - je crois même que j’en suis aujourd’hui
le plus vieux lecteur - entre les cours et les répétitions. J’étais fasciné. Je
dévorais tout ce que je pouvais trouver, des ouvrages sur Louis XIV comme des textes sur la
Camargo ou Marie Sallé. J’ai découvert des documents sur Marie Taglioni,
l’interprète de La Sylphide. Et j’ai
commencé à véritablement être obsédé par ce ballet mais aussi par cette femme
qui semblait avoir subjugué tout le monde autour d’elle. J’ai cherché tout ce
qui existait sur le livret, la musique… J’ai eu ensuite la chance de voir une
version, malheureusement incomplète, montée en 1946 par Victor Gsovsky avec
Roland Petit et Nina Vyroubova. J’ai continué à fouiller pour tenter de
reconstruire les parties manquantes.
Existait-il d’autres versions de La Sylphide à l’époque ?
En France, malheureusement non. Lorsqu’Harald
Lander a été invité à l’Opéra de Paris, il apportait avec lui une version
remontée au Danemark en 1836 par August Bournonville. Il avait séjourné à
Paris. De retour à Copenhague, il a désiré remonter le ballet et l’a
chorégraphié sur une autre musique que celle de Schneitzhoeffer. J’avais 18
ans et, à l’occasion d’une soirée télévisuelle, Lander m’a appris le rôle
masculin de James que j’ai interprété avec sa femme. Cette Sylphide est toujours à l’affiche du Ballet Royal du Danemark.
« Taglioni était un phénomène et a même donné son nom à des calèches ! »
Dans quelles circonstances avez-vous commencé vos recherches personnelles pour remonter votre version du ballet ?
Suite à un accident à la cheville, j’ai dû rester
immobilisé. J’avais 38 ans. Pour me calmer, j’ai commencé à faire des
recherches sur des ballets anciens, comme La
Fille mal gardée qui date de 1789, puis La
Sylphide, évidemment. J’ai commencé à collecter des critiques de l’époque
qui décrivaient des enchaînements de pas, en donnaient les noms. J’ai trouvé
des partitions annotées. J’ai rassemblé les informations que je dénichais à
l’Opéra de Paris mais aussi à Londres, par exemple, où la Taglioni a beaucoup
dansé. La Reine Victoria, qui possédait un très joli coup de crayon, a croqué
la Taglioni. J’ai aussi voyagé dans d’autres pays comme l’Allemagne,
l’Autriche, la Russie où j’ai eu la chance de lire des témoignages de danseurs
évoquant sa façon de danser, de se tenir en scène…J’ai même retrouvé un
descriptif des cours de danse qu’elle prenait ! Je me suis aussi documenté
sur l’époque, le romantisme, le mode de vie, les modes…Taglioni était un
phénomène et a même donné son nom à des calèches !
Quelle surprise particulière vous a réservé ce patient travail d’archéologue ?
Il y a eu une découverte incroyable. J’ai appris
que le petit-fils de Marie Taglioni, Auguste Gilbert de Voisins, avait confié
au Louvre tout un tas de souvenirs, ses chaussons, son journal…Malheureusement,
personne ne savait où se trouvait ce dossier. Grâce à un archiviste, j’ai eu
accès aux caves et finalement, après des recherches longues et infructueuses,
alors qu’on commençait à s’avouer vaincus, j’ai pointé un endroit en hauteur
dans une cave et, miracle !, on a mis la main sur les papiers. C’était
incroyable ! Petit à petit, les
éléments de mon puzzle, qui a exigé trois ans de recherches, ont commencé à se
mettre en place.
Quels types d’indications avez-vous trouvé dans le journal de Taglioni ?
Il y a tout plein d’anecdotes et d’histoires
merveilleuses. Des commentaires comme, par exemple, « Ce soir, j’ai bien
dansé » ou au contraire « J’ai raté telle ou telle chose ». Un
jour, elle confie qu’elle est tombée dans la cheminée. Une autre fois, lors
d’un voyage en bateau jusqu’en Angleterre, elle raconte que les malles
transportant les costumes sont tombées à l’eau. C’était une personne
incroyable. Pour la Première d’une de ses élèves, Emma Livry, très belle
interprète de La Sylphide, elle lui
envoya un petit mot sur lequel était écrit : « Faites-moi oublier,
mais ne m’oubliez pas. »
Manquait-il tout de même des pièces dans votre puzzle ?
Oui, évidemment. J’avais la mise en scène, les
décors et le placement du Corps de Ballet ainsi que des morceaux de variations…
Il a fallu reconstruire le tout comme une fresque antique dont il manque des
fragments. J’ai chorégraphié des séquences entières dans l’esprit de l’époque.
Avec beaucoup de sincérité et sans esbroufe. J’ai fait confiance à mon travail
et à mes intuitions. Un exemple : au début de l’acte II, je ne savais pas
du tout comment la Sylphide entrait sur scène. Et puis, il y avait ce rocher
sur le plateau et je me suis imaginé que la Sylphide pouvait apparaître en
glissant sur ce rocher. Quelque temps plus tard, j’ai eu l’occasion d’aller
travailler au Théâtre Mariinski, à Saint-Pétersbourg. J’ai eu accès à certains
documents et j’ai eu la chance de trouver un dessin de la mise en scène qui
montrait la Sylphide en train, précisément, de glisser sur ce fameux rocher !
Quand et comment votre puzzle est-il devenu un spectacle ?
Curieusement, j’ai d’abord réalisé un film de La Sylphide pour la télévision. J’avais cet énorme dossier dont je
souhaitais évidemment faire quelque chose. J’ai contacté un directeur de chaîne
et lui ai proposé de faire un documentaire sur La Sylphide. Je lui ai laissé mon dossier. Je suis resté sans
nouvelles pendant des mois. J’étais dans une telle situation que j’avais
presque envie d’abandonner la danse. C’était en 1970. Je venais d’épouser
Ghislaine Thesmar. J’avais trouvé du travail dans une usine d’objets en
plastique dans le Sud de la France. C’est là-bas qu’un jour j’ai reçu un
télégramme me proposant un rendez-vous pour discuter de mon projet. Je suis
rentré à Paris et après de longues discussions - il désirait des danseurs
russes, je voulais Ghislaine Thesmar et Michaël Denard dans les rôles-titres -,
nous sommes tombés d’accord. C’était parti ! Après la projection du film,
le directeur de l’Opéra, Bernard Lefort, m’a proposé de monter le ballet pour
les danseurs de l’Opéra. Ghislaine Thesmar ne devait danser que deux
représentations : elle a ensuite été nommée danseuse Étoile grâce à son
interprétation de La Sylphide.
« La danseuse doit tout retenir, planer comme une plume. »
Quelles sont les particularités stylistiques de La Sylphide ?
L’interprétation du rôle féminin exige d’atténuer
les sauts, d’atterrir sur le plateau en pliant tellement les jambes que l’on n’entend
pas les talons. La danseuse doit tout retenir, planer comme une plume. Un
mouvement ne doit pas s’arrêter de façon sèche mais continuer pour que les
spectateurs retiennent leur souffle et se recueillent en quelque sorte à la fin
du geste. La position du buste est plus penchée en avant que d’habitude ;
les ports de bras doivent valoir, comme les décrivait Théophile Gautier,
« plus que de longs poèmes ». Ce personnage de séductrice qui rêve
est très délicat à interpréter. Pour celui de James, il s’agit de danser un
être en extase, qui ne pense plus qu’à une personne et est absent au reste du
monde. Il est heureux, amoureux. Ces deux rôles appartiennent à ceux vers
lesquels l’interprète doit véritablement monter pour le danser en y allant à
fond.
Qu’apportait Ghislaine Thesmar qui a créé le personnage ?
Les petits pas du bas de jambe sont très techniques
et doivent aussi être spirituels. Ghislaine apportait ce quelque chose de
spirituel dans les mains et les pieds. Elle a su aussi colorer le rôle d’un
certain mysticisme. Sa Sylphide avait presque quelque chose de religieux. Elle
s’est identifiée à ce personnage en allant le plus loin possible dans sa poésie
et sa grâce. À la fin, la Sylphide ne meurt pas, elle s’éteint. De façon très
étonnante, les mots des spectateurs ou des critiques pour évoquer le travail de
Ghislaine n’étaient pas loin de ceux que la Taglioni a suscité comme, par
exemple, « rêve éveillé », « elle ne touche pas le sol » …
Depuis sa création en 1971, vous avez remonté ce ballet dans un grand nombre de pays et avec des danseurs de tous les horizons. Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
Effectivement, je l’ai mis en scène pour un nombre
incroyable de compagnies dans le monde entier. Ce qui a changé peut-être et ce
qui est plus difficile, en particulier pour les danseurs du Ballet de l’Opéra
de Paris, c’est le travail de bas de jambes qui est complexe et rapide. Cette
spécificité de la danse classique française est malheureusement en train de
disparaître. Grâce à La Sylphide,
cette technique est revenue sur le devant de la scène et perdure.