Louise Ebel dans la Galerie du Glacier
© Audrey Marchand
Joyaux, ou plutôt Jewels dans son titre original, a de curieux qu'il ne possède aucun argument à proprement parler, ici nul récit n'est prétexte au déploiement chatoyant de costumes ou de pas de danse, l'effet recherché est purement visuel, c'est du moins ce qu'il en apparaît à la première lecture. N'y cherchez pas de figure mythologique ou d’hypothétique héroïne historique au destin tragique, car la légende veut que le chorégraphe russe se soit inspiré des luxueuses vitrines des bijoutiers de la Cinquième avenue, celle-là même que Truman Capote faisait miroiter aux yeux fatigués de Holly Golightly dans Breakfast at Tiffany's. La comparaison est juste, car la scène semble toute droit tirée du film, écoutons l'artiste nous l'évoquer en personne : « Je ne sais ce qui ce matin-là m'a retenu, il y avait une vitrine avec des diamants, une autre avec des émeraudes, et une autre encore avec des rubis (…) j'étais hypnotisé ». Ainsi commence l'aventure Jewels. Lors de ma visite au département couture de l'Opéra Garnier, son directeur Xavier Ronze m’a parlé d'une représentation exceptionnelle en bijoux Van Cleef & Arpels, qu'on imagine aisément somptueuse !
Œuvre à tiroirs, Joyaux peut se lire sur trois différents tableaux de lecture, car il s'agit à la fois d'un hommage à l'éclat chatoyant des pierres précieuses, d'un condensé de style des plus grandes écoles de ballet mondiales, ainsi que d'une biographie symbolique et émotionnelle de son auteur. Trois tableaux donc, qui ne s'arrêtent pas à un hypnotique éloge des gemmes, aussi étincelantes puissent-elles être, mais qui présentent une galerie idéale et cosmopolite où les joyaux se mêlent aux tulles, les souvenirs aux rêves. Sur un air tiré du Pelléas et Mélisande de Gabriel Fauré, Émeraudes ouvre le bal(anchine) : vêtues de voiles de tulle céladon striés de nuances d'un vert plus sombre, et parsemés de gouttelettes de rosée scintillante, les danseuses s'attachent à restituer le romantisme de l'école française, celle des Sylphides et de son égérie Marie Taglioni. Si le vert n'est pas une couleur que l'on pourrait qualifier de typiquement française, elle me rappelle, plus encore celle de l'émeraude, celle des écrasants piliers de malachite que l'on retrouve dans les églises orthodoxes de Saint-Pétersbourg, et dont la visite, à l'hiver dernier, m'avait fait prendre conscience de l'influence de cet art proprement russe sur la révolution stylistique apportée par les Ballets russes, que Balanchine rejoignit à Paris en 1924.
Ainsi s'avance le second tableau : nous sommes à Manhattan. Balanchine - comme bien d'autres artistes européens avant lui - tente sa chance en Amérique. Son périple commence par la fondation d'une American School for Ballet financée par plusieurs riches mécènes, et se poursuit avec la création de multiples chorégraphies pour Broadway et même Hollywood, en passant par la mise en place de deux compagnies de ballet. C'est l'ère du jazz, des musicals de Broadway, des collaborations avec Stravinsky dont la musique saccadée sert d'écrin à ce tableau, bref, d'une extraordinaire vitalité qui tranche avec la tradition européenne et que Balanchine choisira de traduire dans Jewels par l'incandescence du rubis. La grâce arachnéenne des longs jupons de tulle laisse place au dynamisme tout à fait mutin de combinaisons écarlates rebrodées de perles fuschia, qui n'ont rien à envier à celles des chorus girls des films de Fred Astaire.Reportage au cœur du département costume de l'Opéra Garnier
À l'occasion de la reprise de Joyaux, j'ai eu le plaisir de poser quelques questions à Xavier Ronze, le chef du service couture de l'Opéra Garnier, et de partir à la découverte des différents corps de métier qui composent le Département Costumes, ainsi qu'à la rencontre de ses artisans qui travaillent d'un commun effort pour créer l'illusion scénique.
Pour la première apparition de Joyaux dans le répertoire français en 2000, Christian Lacroix est invité par l'Opéra de Paris à dessiner les costumes de cette production, un travail de création mêlé à de la restitution, car le trust Balanchine étant vigilant, le créateur se devait de respecter la vision originelle initiée par l'artiste. D'ailleurs, le couturier arlésien, dont cette production est loin d'être la première (n'oublions pas que son engouement pour le travail du scénographe et costumier Christian Bérard fut déterminant dans sa carrière), se voit avec beaucoup d'humilité en « re-créateur », interprétant l'ɶuvre de Balanchine dont il se fait le légataire, « entre reconstitution et évocation, classicisme et modernité, fidélité et impressions personnelles », un credo qui n'est pas sans rappeler celui de Joyaux et de ses multiples symboliques.
Une fois la conception des costumes achevée, ses dessins sont transmis aux départements « flou » pour les tenues féminines et « tailleur » pour les masculines, car une fois la distribution décidée, ils doivent être cousus le plus en amont possible afin d'être prêts pour les répétitions en costumes. Outre l'aspect esthétique, les costumes ont pour impératif de prendre en compte les mouvements du corps en mutation d'un danseur, ils doivent être sur mesure et bien serrés pour ne pas se relâcher en fin de représentation.Nous pénétrons ensuite dans le service Décoration où sont réalisées les teintures.
Outre les teintures, ce département s'occupe également des divers bijoux, qui doivent être les plus réalistes possibles, ainsi que des masques, casques et autres accessoires incongrus. L'endroit est absolument délirant à visiter ! En découvrant les tiares accumulées par dizaines, je ne peux m'empêcher de penser aux héroïnes des grands opéras de la seconde moitié du XIXe, une magnifique exposition avait d'ailleurs été consacrée quelques années auparavant à ces étonnantes parures.
Incroyable vision que cette débauche de jupons et pourpoints qui semblent dormir en attendant d'être incarnés. Car c'est ici, dans cette curieuse salle où les tutus grimpent jusqu'au ciel, que sont entreposés les costumes des diverses productions en cours de l'Opéra Garnier.
Louise Ebel sur la scène du Palais Garnier
Votre lecture: Happy Birthday Joyaux !