Fondateur des Arts
Florissants, pionnier de la redécouverte de la musique baroque, le chef
d’orchestre franco-américain William Christie est l’artisan de l’une des plus
remarquables aventures musicales de ces trente dernières années. Alors qu’il
dirige Jephtha au Palais Garnier, il
nous parle de l’oratorio de Haendel.
Pouvez-vous situer Jephtha dans la carrière de Haendel ?
William Christie : Jephtha marque tout à la fois la fin et l’apogée de la carrière de
Haendel. Alors qu’il travaillait à son oratorio, le compositeur a été frappé de
cécité, ce qui l’a obligé à s’interrompre plusieurs mois. Haendel était une
personnalité publique et tout Londres se faisait l’écho de cette
tragédie : un compositeur ne pouvant plus composer. Je pense que la plupart
des musiciens et des musicologues s’accordent à dire que cet oratorio représente
le sommet de son art du point de vue musical et dramatique.
Le thème du père contraint de sacrifier sa fille pour honorer un serment fait au Ciel nous semble aujourd’hui bien archaïque. Comment Jephtha peut-il parler à notre époque ?
Dans la Bible, Jephté sacrifie sa fille. Dans l’oratorio, elle est
finalement sauvée par l’intervention d’un ange : dans l’Europe
intellectuelle des Lumières, l’idée que l’on puisse être tué de cette façon
était inacceptable. On le voit dans Idomeneo
de Mozart. Haendel est avant tout un grand humaniste, dans le sillage de la
philosophie des Lumières. Les passages les plus émouvants de Jephtha sont ceux où le compositeur commente la tragédie biblique. Il
s’attache à mettre à nu, sous le chef de guerre, le père dévasté à l’idée de
sacrifier sa fille. Les moments de bravoure sont toujours teintés de mélancolie,
d’incertitude, d’incompréhension… Déjà dans Theodora,
qui fait également partie de ses dernières compositions, Haendel montrait cette
extraordinaire capacité d’empathie pour la souffrance humaine.
« Sous le chef de guerre, Haendel s’attache à mettre à nu le père dévasté à l’idée de sacrifier sa fille. »
La vie de Haendel, dédiée à la composition, a commencé avec l’opera seria et s’est terminée avec l’oratorio. Qu’est-ce qui, selon vous, fonde la distinction entre les deux genres ?
Que Jephtha soit un oratorio
ne lui confère pas une intériorité plus grande ni une qualité dramatique
moindre que les opera seria. Bien au
contraire. Pour moi, ce qui fait la véritable spécificité de l’oratorio, c’est
la présence d’un élément indissociable du genre, totalement inconnu ou presque
dans l’opéra : le chœur. C’est sans doute l’élément le plus marquant pour
l’auditeur. Et les parties chorales de Jephtha
comptent parmi les monuments les plus remarquables de la carrière de Haendel. Elles
sont aussi bouleversantes que celles de la Messe
en si de Bach, et pour les mêmes raisons : une écriture incroyablement
savante doublée d’une théâtralité saisissante.