D’une
grande finesse musicale, Simon Boccanegra
est un opéra qui nous fait naviguer dans l’univers du doge génois, un homme
politique, anciennement corsaire, transcendé par sa relation avec sa fille. Après
ses percutantes mises en scène de Lear
d’Aribert Reimann et de Carmen de
Georges Bizet, Calixto Bieito revient à l’Opéra de Paris et s’empare de cette
œuvre mal connue de Verdi dont il propose une lecture aussi sensible
qu’éclairante.
Simon Boccanegra est d’après la pièce éponyme du dramaturge romantique espagnol, Antonio García Gutiérrez. Que reste-t-il du drame chez Verdi ?
L’esthétique
romantique fascinait Verdi, celle de Schiller particulièrement, et bien sûr
celle ibérique. Dans les sujets abordés par le romantisme espagnol, il trouvait
un écho à des situations qui lui étaient familières : l’amour du père pour son
enfant, la confrontation avec la mort, la haine et les déchirements entre
familles… Des thèmes qui résonnent fortement avec l’histoire passée et présente
de l’Espagne. Selon moi, l’œuvre la plus emblématique de l’identité espagnole
appartient à la période romantique : le tableau de Francisco Goya Le 2 mai 1808 à Madrid. J’y perçois
l’expression de la nature latine, explosive et révoltée. On pourrait croire que
les comportements survoltés dont on rend compte au théâtre ou dans les arts
participent d’une mythologie et sont exagérés. Or ils ne le sont pas. Cette
impétuosité est propre aux Espagnols comme on les rencontre dans les villages
notamment, et comme c’est aussi le cas dans la culture italienne, où les
émotions sont vécues très intensément, voire déraisonnablement.
Vous aviez précédemment qualifié l’opéra d’œuvre étrange… En quoi l’est-elle ?
Simon Boccanegra diffère sensiblement des autres opéras de Verdi comme
Le Trouvère ou La Traviata. Sa musique est bien moins connue… Il s’est ici
concentré sur les personnages et leur caractère. Il a cherché à souligner la
profondeur de leurs sentiments. Ce qui en fait un opéra très complexe d’un
point de vue psychologique, qui pose de nombreuses énigmes sur l’Homme et sa
nature. Verdi fait sauter le vernis des apparences pour interroger l’essence
des individus et nous révéler leur intimité. Il en va de même dans le
traitement de la relation père-fille. Le lien filial apparait dans plusieurs de
ses œuvres, mais dans Simon Boccanegra il est plus réfléchi et
élaboré.
Comment envisagez-vous les interactions entre la sphère privée et la sphère publique, qui ponctuent l’œuvre du début à la fin ?
À
l’origine de la politique de concorde de Simon est l’amour de sa fille, mais
aussi sa perte qui le pousse à chercher une harmonie perdue. Une quête qui
s’avère malheureusement stérile… La
tristesse du personnage résonne avec le monde actuel où la déception envers
l’humanité est chaque jour palpable. En plus de transformer le texte de
Gutiérrez, l’introduction dans le livret, par Arrigo Boito, de la lettre de
Pétrarque appelant à la réconciliation confère à Simon une dimension humaniste.
Son exhortation à la paix n’est finalement pas courante dans la bouche des politiciens,
du temps de Verdi comme de nos jours.
Simon Boccanegra est une œuvre dans laquelle la mer est omniprésente. Cherchez-vous à donner à l’image maritime une résonance actuelle et politique ?
Pour
Simon, la mer est synonyme de liberté. Or la crise des migrants nous rappelle
chaque jour combien elle est aussi meurtrière. Mais ce n’est pas une thématique
dont j’ai voulu me rapprocher. Ça ne me semblait vraiment pas opportun. J’ai
avant tout cherché à explorer ce qu’il y a en Simon, ce que son esprit renferme
comme souvenirs, rêves, cauchemars. Il a donc fallu imaginer un espace mental,
un refuge, qui lui permet d’échapper à son chagrin, aux zones obscures de son
âme, et de retrouver le sentiment de liberté autrefois procuré par la mer.